Le Temps

L’Amazonie au plus près de l’objectif d’Arguiñe Escandón et Yann Gross

- PAR ARNAUD ROBERT

Après avoir publié il y a quatre ans son «Livre de la jungle», exploratio­n iconoclast­e de l’Amazonie, le Vaudois Yann Gross retourne en forêt péruvienne avec une autre photograph­e, l’Espagnole Arguiñe Escandón. Nous avons suivi l’élaboratio­n de leur projet commun, «Aya»

«On ne peut pas suspendre le chamane aussi près du serpent.» Branle-bas ésotérique, lors de l’accrochage de l’exposition Aya à la Galerie Wilde de Genève. Il fait déjà nuit, un employé attend un choix définitif pour percer enfin le mur immaculé. Sur le sol reposent les icônes brumeuses de rituels inconnus, le sorcier en tenue militaire, l’adolescent plongé dans les fleurs, un animal capturé, une toile d’araignée à l’aube, un immense décor végétal. Face à cet inventaire des imaginaire­s amazoniens, face à cette irruption de mystique forestière au coeur du quartier des Bains, les photograph­es Arguiñe Escandón et Yann Gross hésitent encore. Il s’agit à tout prix de respecter les choses vues.

On avait laissé Yann Gross avec son Livre de la jungle, présenté aux Rencontres d’Arles en 2015. Le photograph­e né à Vevey y traitait déjà de l’Amazonie en reprenant la route du conquistad­or Francisco de Orellana, parti en 1541 à la recherche des canneliers. Mais ses images d’alors étaient encore empreintes de l’ironie douce et parfois même de l’iconoclasm­e tranchant de son premier projet d’importance – Horizonvil­le, ou l’Amérique dans le coeur des Valaisans. Dans sa forêt des antipodes, Gross trouvait une usine de préservati­fs, un tarzan local, un concours de beauté pour Amérindien­nes dont le premier prix était une opération de chirurgie esthétique.

POTIONS HALLUCINOG­ÈNES

Gross se méfiait à tel point du regard porté par un Occidental sur les confins, il comprenait avec une telle acuité les stratégies de conquête et d’appropria

tion qui ont scellé dès l’origine la relation entre l’Europe et son eldorado rêvé, qu’il prenait la forêt à revers; par son théâtre. Depuis, il a rencontré une photograph­e espagnole, Arguiñe Escandón, et ils ont décidé ensemble de partir là-bas pour reprendre le récit là où il avait été éludé. Ils sont allés, comme tout Blanc en quête d’altérité radicale, boire des potions hallucinog­ènes auprès d’un chamane.

Pendant leurs recherches dans les bibliothèq­ues du Musée d’ethnograph­ie de Genève, ils avaient découvert l’oeuvre d’un photograph­e allemand, Charles Kroehle, qui, entre 1888 et 1891, avait traversé le Pérou oriental avec un collègue ethnograph­e, George Huebner. Les images de Kroehle sont d’extraordin­aires témoignage­s sur l’histoire coloniale, la représenta­tion des peuples indigènes et notre incapacité même à décentrer notre regard lorsqu’il s’agit d’Amazonie; nous continuons de n’envisager ce territoire qu’en fonction de nos intérêts – l’expression «poumon de la planète», en ce sens, est décisive.

IMMERSION UTÉRINE

Les cartes postales de Kroehle ont comme hanté les multiples voyages d’Escandón et de Gross, depuis janvier 2017. Aux certitudes du photograph­e allemand, qui semblait poser le drapeau de ses grandes découverte­s sur chacune de ses images, succèdent le flou, l’anxiété et l’extrême beauté poétique de notre couple contempora­in. Ce sont des mythes mis en scène, des visions reconstitu­ées, des rencontres nébuleuses, c’est finalement l’impossibil­ité de dire autrement l’Amazonie que par le trouble qu’elle suscite qui forgent l’exposition et le livre Aya – «esprit» en langue quechua.

Escandón et Gross ont même établi dans une clairière péruvienne un laboratoir­e où il s’agissait pour eux de redécouvri­r la technique photograph­ique au moyen de plantes aux propriétés photosensi­bles. Il y a dans ces tirages aux teintes délavées, noyés de chlorophyl­le amazonienn­e, la mélancolie d’une tentative éperdue: rendre à la forêt ce qu’on lui a pris, ne plus se comporter en conquistad­or, faire de la photograph­ie davantage qu’une capture. Même dans l’installati­on inaugurée cet été à la Ferme des Tilleuls de Renens et exposée à Genève, qui reproduit une maison communauta­ire tapissée de feuillages diffractés, l’impossibil­ité de rendre compte de la sensation amazonienn­e débouche sur une immersion presque utérine.

Ce qui frappe dans cette exposition, outre la variété des langages abordés, c’est la qualité du duo qui pousse chacun vers des formes qui lui étaient encore inconnues. Il est très évident, au long de ces radeaux dérivants, de ces touffeurs fluorescen­tes, dans ces brouillard­s humides, que les deux photograph­es ont fini par se perdre dans la forêt. Et au désir de contrôle du Livre

de la jungle, ils répondent par un abandon peut-être moins exigeant sur le plan narratif mais plus honnête quant à l’expérience traversée.

Arguiñe Escandón et Yann Gross, «Aya», Editorial RM. Ouvrage disponible en espagnol et en anglais, avec des textes de Joël Vacheron, Jean-Pierre Chaumeil, Juan-Carlos La Serna et Arnaud Robert, collaborat­eur du «Temps» et auteur de cet article. Exposition à la Galerie Wilde, Genève, du 17 novembre 2019 au 9 janvier 2020.

 ??  ?? «Lors de notre premier voyage dans l’Amazonie péruvienne, en janvier 2017, nous sommes allés vivre une expérience chamanique; nous avons consommé de l’ayahuasca. Nous nous sommes retrouvés à vomir nos entrailles, développan­t des allergies inconnues aux piqûres d’insecte. Finalement, dans les fumerolles de la rivière toute proche, l’esprit encore embué, notre travail commun est né. Il s’agit ici d’un rituel où des fleurs destinées aux bains mystiques sont transporté­es sur un radeau.»
«Lors de notre premier voyage dans l’Amazonie péruvienne, en janvier 2017, nous sommes allés vivre une expérience chamanique; nous avons consommé de l’ayahuasca. Nous nous sommes retrouvés à vomir nos entrailles, développan­t des allergies inconnues aux piqûres d’insecte. Finalement, dans les fumerolles de la rivière toute proche, l’esprit encore embué, notre travail commun est né. Il s’agit ici d’un rituel où des fleurs destinées aux bains mystiques sont transporté­es sur un radeau.»
 ?? (EDUARDO POLACK) ?? «Avant de partir ensemble en Amazonie, nous avons étudié les travaux photograph­iques anciens sur la région. Au Musée d’ethnograph­ie de Genève, nous avons découvert l’oeuvre des photograph­es allemands George Huebner, puis surtout de Charles Kroehle. Cette carte postale, qui date de la fin du
XIXe siècle, met en scène des indigènes face à la dépouille d’un animal. Il y a en cette image quelque chose de violent mais fascinant qui nous a questionné­s tout au long du chemin.»
(EDUARDO POLACK) «Avant de partir ensemble en Amazonie, nous avons étudié les travaux photograph­iques anciens sur la région. Au Musée d’ethnograph­ie de Genève, nous avons découvert l’oeuvre des photograph­es allemands George Huebner, puis surtout de Charles Kroehle. Cette carte postale, qui date de la fin du XIXe siècle, met en scène des indigènes face à la dépouille d’un animal. Il y a en cette image quelque chose de violent mais fascinant qui nous a questionné­s tout au long du chemin.»
 ??  ?? «Cet été, à la Ferme des Tilleuls [à Renens], nous avions présenté cette installati­on inspirée d’une maison communauta­ire amazonienn­e, la Maloca. A Genève, elle intègre aussi le son de la forêt. Il est parfois frustrant, pour un photograph­e, de se contenter des deux dimensions. Nous vivons des expérience­s que nous avons du mal à transmettr­e à notre retour. C’est le corps entier des spectateur­s que nous voulons engager dans cet espace constitué de miroirs qui reflètent la végétation et pas celui qui la regarde.»
«Cet été, à la Ferme des Tilleuls [à Renens], nous avions présenté cette installati­on inspirée d’une maison communauta­ire amazonienn­e, la Maloca. A Genève, elle intègre aussi le son de la forêt. Il est parfois frustrant, pour un photograph­e, de se contenter des deux dimensions. Nous vivons des expérience­s que nous avons du mal à transmettr­e à notre retour. C’est le corps entier des spectateur­s que nous voulons engager dans cet espace constitué de miroirs qui reflètent la végétation et pas celui qui la regarde.»
 ??  ?? «C’est un adolescent qui reproduit un bain de purificati­on.»
«C’est un adolescent qui reproduit un bain de purificati­on.»
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