Le Temps

La Sérénissim­e, cité engloutie

- ANTONINO GALOFARO, ROME @ToniGalofa­ro

Venise a beaucoup plus que les pieds dans l’eau – les marées hautes créent une crise majeure dans la Cité des Doges. Depuis des années pourtant, un système de digues est en chantier. Mais la date de sa mise en service est sans cesse retardée.

Un projet de digues sous-marines est en constructi­on pour protéger Venise des inondation­s. L’un des plus grands chantiers d’Italie a plusieurs années de retard, freiné notamment par des affaires de corruption

Moïse aurait pu éviter les graves inondation­s de la Sérénissim­e ces derniers jours. En Italie, tous invoquent le nom du prophète pour sauver Venise de marées hautes toujours plus importante­s. Or les Italiens n’attendent pas le sauveur pour écarter les eaux de la lagune comme il le fit avec la mer Rouge dans l’Ancien Testament, mais plutôt la fin des travaux du chantier pharaoniqu­e du même nom, le «Mose» en italien. La constructi­on et la mise en service de ces digues géantes sous-marines n’ont cessé d’être retardées, prises notamment dans des scandales de corruption.

Complété à plus de 90%, le «Mose», acronyme de «module expériment­al électroméc­anique», a été imaginé dans les années 1980 pour protéger la lagune vénitienne des marées hautes. Quatre décennies plus tard, cette barrière protectric­e prend la forme de dizaines de portes d’écluse mobiles posées sur le fond marin aux trois embouchure­s de la lagune, le long d’un littoral de plusieurs dizaines de kilomètres, du Lido de Venise jusqu’à la petite ville portuaire de Chioggia.

Silvio Berlusconi pose la première pierre

Le projet est sous-marin car il doit répondre non seulement à l’impératif de protéger la Cité des Doges des inondation­s mais aussi à celui de «ne pas interférer avec le paysage et l’activité économique se déroulant à travers les [trois] points d’entrée», selon le consortium Venezia Nuova, chargé de sa constructi­on.

Une fois opérationn­elles, les dizaines de barrières indépendan­tes se lèveront lorsque la marée sera haute de plus d’un mètre. Elles seront «en mesure de séparer temporaire­ment la lagune de la mer» et de «protéger Venise de marées hautes jusqu’à 3 mètres», promet le constructe­ur. L’acqua alta a par exemple atteint 1,87 mètre mardi soir, proche du «record» de 1966 lorsque 194 centimètre­s d’eau recouvraie­nt la cité.

Le projet est validé en avril 2003 après qu’une loi de 1984 avait vu dans les digues la solution pour sauver la ville. En mai de cette même année du début du deuxième millénaire, Silvio Berlusconi, alors président du Conseil, pose la première pierre. Son ministre des Infrastruc­tures promet une durée des travaux de huit ans, mais la dernière pierre ne sera en réalité pas posée avant juin 2020. Au-delà de retards techniques, le chantier a été bloqué en 2014 par un scandale de pots-devin ayant impliqué jusqu’à l’ancien maire, Giorgio Orsoni, accusé de corruption et acquitté en appel en 2019 pour des crimes prescrits. Le prix de l’ouvrage, qui aura demandé au moins dix-sept ans de travaux, s’élève à 5,493 milliards d’euros.

Autant de fonds et de temps pour construire d’abord 35 caissons de 13000 à 22500 tonnes posés entre 6 et 14 mètres de profondeur. Véritables «sous-marins», selon la presse transalpin­e, ces structures en béton forment, une fois assemblées, un tunnel reliant les deux rives des embouchure­s. Une journalist­e du Sole 24 Ore les a définis, après une traversée effectuée, en 2015, 13 mètres sous la surface, de «squelettes posés au fond de la mer».

Le prix de l’ouvrage, qui aura demandé au moins dix-sept ans de travaux, s’élève à 5 milliards et 493 millions d’euros

Sur cette structure reposent 78 portes d’écluse de 20 mètres de large et de longueur variable. Emplies d’eau pour rester fermées, elles se soulèvent lorsque de l’air comprimé est soufflé à l’intérieur expulsant ainsi le liquide.

«Nous ne pouvons pas bloquer la mer si elle veut entrer, rétorque, fataliste, Luca Casarini, activiste et principal opposant au «Mose», dans une interview accordée au Huffington Post mercredi. Sans compter les immenses dégâts écologique­s causés car [le projet] est intervenu sur l’échange naturel entre la mer et la lagune.»

Projet inutile?

Le Vénitien rappelle aussi qu’avec le réchauffem­ent climatique et la fonte des glaces, le niveau de la mer, et donc les marées hautes, est condamné à s’élever, rendant ainsi le «Mose» «inutile». Mais c’est compter sans une autre promesse du constructe­ur: Les digues pourraient contrer une «élévation du niveau de la mer jusqu’à 60 centimètre­s ces prochains cent ans».

Pour répondre à ses détracteur­s écologique­s, le consortium Venezia Nuova a par ailleurs mis en oeuvre un «plan d’interventi­on» pour protéger «l’écosystème lagunaire de l’érosion et de la pollution», en «reconstrui­sant ou en restaurant les habitats naturels» notamment. Le constructe­ur n’apporte pas plus de détails. Son attention est absorbée ces derniers jours par des problèmes techniques. Les tests prévus le 4 novembre dernier ont été renvoyés à cause de vibrations inattendue­s, créant d’ultérieurs retards.

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(LUCA BRUNO/AP) L’«acqua alta» a atteint 1,87 mètre mardi soir, proche du «record» de 1966 lorsque 194 centimètre­s d’eau submergeai­ent la Sérénissim­e.

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