Pas de sauveur suprême
Andrea Nahles, éphémère présidente des sociaux-démocrates allemands, n’a jamais cravaté ses propos. «Ab morgen kriegen sie in die Fresse!» (Dès demain ils vont en reprendre plein la gueule!) avaitelle lancé en prenant la présidence du SPD, en avril 2018. Celle qui devait larguer le «schröderisme», la troisième voie sociale-libérale de Gerhard Schröder, et faire virer à gauche le parti fondateur de la République aura tenu un an et un mois. Jusqu’à ce que le résultat humiliant des élections européennes de mai 2019, avec 15,6% des suffrages, ramène les camarades à la réalité serinée par L’Internationale: «Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni tribun». Président d’un SPD dont la nécrologie est déjà écrite n’est plus «la plus belle fonction après celle de pape», comme la décrivait l’un de ses titulaires, Franz Müntefering.
En Suisse, le PS serait bien prétentieux de ne pas retenir la leçon allemande dans sa quête de la femme alémanique qui succédera à Christian Levrat. Il ne lui suffira pas en effet de s’en remettre à une figure providentielle, jeune, alémanique, pour espérer traverser les courants profonds qui font de la social-démocratie européenne une espèce en voie de disparition, entre la tortue luth et le grand requin blanc. Plutôt que d’exprimer un ouf de soulagement après l’avoir poussé vers la sortie, ses camarades zurichoises devraient au contraire remercier Christian Levrat d’avoir permis au PSS, le plus à gauche des partis sociaux-démocrates européens, d’avoir échappé aussi longtemps à la dégringolade générale. Même après son échec du 20 octobre, le PSS demeure le deuxième parti du pays. Et a enregistré quelques avancées sociales dont les partis frères peuvent se montrer jaloux.
Son avenir ne se joue pas seulement sur l’étroite scène helvétique, mais aussi en Europe. Ses dirigeants ne pourront guère se satisfaire d’analyser les raisons internes du recul sans prendre la mesure de la crise politique qui traverse notre continent et du sentiment que le monde se dérobe à nous. A moins de ne rien comprendre aux grandes transformations de la société occidentale, à l’impact de la globalisation et de la numérisation sur la vie quotidienne, à la place hégémonique de l’économie dans l’organisation politique, au désintérêt des jeunes pour l’action collective à long terme. Il n’y aura pas un nouveau «miracle de Berne» pour permettre à la petite Suisse d’échapper aux grands mouvements de l’histoire. «Les réponses des forces progressistes, suisses et européennes, doivent se situer, se penser dans cet environnement européen et mondial»*, écrivait dans Le Temps Mario Carera. La gauche doit donc clarifier sa position face à l’Union européenne, à la numérisation et au changement climatique. C’est aussi ce que prêche dans le Tages-Anzeiger la conseillère nationale sortante Susanne Leutenegger Oberholzer.
Pour cela, le PSS n’a pas d’abord besoin de tacticiens et de stratèges de la politique locale helvétique, ni même de figures providentielles. Mais de personnalités capables de repenser le rôle de la social-démocratie. «Quiconque aspire à cette fonction [présidentielle] doit d’abord offrir du contenu. Or les candidates et candidats nommés jusqu’ici dans le name dropping sauvage n’en ont laissé aucune trace», persifle Suzanne Leutenegger Oberholzer, qui n’a jamais tourné autour du pot. On ne saurait pousser plus loin l’autoflagellation.
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