Le Temps

Au Nigeria, la première gorgée de bière

Le titre mondial des M17 en 2009 est une épopée où l’on croise Neymar, des offres à 6 millions et des cahiers d’école, une population d’abord séduite puis hostile, un coach fin pédagogue et des joueurs soudés. Retour sur le mois le plus fou de l’histoire

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re GÉRARD CASTELLA , SÉLECTIONN­EUR NATIONAL DE L’ÉQUIPE DE SUISSE U19 LIONEL PITTET COLLABORAT­ION:

En 2009, les M17 sont ceux de 2002, la génération Senderos-Barnetta-Ziegler, championne d’Europe à Copenhague. Le premier titre internatio­nal de l’histoire déjà plus que centenaire du football suisse. Leurs successeur­s ne sont pas allés aussi loin début mai en Allemagne mais leur demi-finale leur vaut une autre première, une qualificat­ion pour la Coupe du monde M17, du 24 octobre au 15 novembre au Nigeria.

Avec des adversaire­s dans le groupe B du calibre du Mexique (vainqueur en 2005), du Japon et du Brésil, la délégation a plus regardé les dates du premier tour que celle de la finale. «Je m’attendais à ce qu’on dispute trois matchs et qu’on rentre à la maison», se souvient Joël Corminboeu­f, l’entraîneur des gardiens. «Je suis convaincu que nous avons une chance contre tout le monde, surtout si nous sommes épargnés par les blessures», estime pourtant Dany Ryser avant le départ.

Bataille avec les clubs étrangers

Le sélectionn­eur a dû batailler avec les grands clubs étrangers pour qu’ils libèrent le gardien titulaire Benjamin Siegrist (Aston Villa), le capitaine Frédéric Veseli (Manchester City), le milieu de terrain Sead Harjovic (Arsenal) ou l’attaquant Pajtim Kasami (Lazio Rome). Il n’a rien pu faire par contre face à l’Administra­tion fédérale, qui n’a pas délivré à temps les naturalisa­tions de Josip Drmic et Loris Benito. Nassim Ben Khalifa et Haris Seferovic seront associés en pointe, Ricardo Rodriguez occupera le flanc gauche de la défense.

L’équipe se prépare lors d’un stage à Malte avant de s’envoler pour le Nigeria. Dans ses bagages, aucun journalist­e, mais deux médecins et un cuisinier car l’ASF redoute paludisme et dysenterie. Dany Ryser a également emporté quelques DVD de chacun des adversaire­s du premier tour. Le premier, le Mexique, tombe (2-0) le 24 octobre à Lagos, surpris par un coup franc de Kasami puis un autogoal. Le deuxième, le Japon, perd trois jours plus tard 4-3 après avoir mené 2-0. Sans deux exploits de Siegrist, le match aurait pu être plié à la demiheure.

Dany Ryser fait entrer Kofi Nimeley, qui a perdu sa place depuis un an suite à une blessure, mais qu’il considère comme «le joueur le plus mature que j’ai jamais vu à 17 ans». Seferovic relance la Suisse juste avant la pause, égalise juste après, Xhaka et Rodriguez achèvent les Japonais. «Et dire qu’on s’était fait tourner autour…, se marre Gérard Castella, présent sur place en qualité d’observateu­r. Sur ces deux matchs, on a eu un maximum de réussite. Mais on était qualifié avant même de jouer le Brésil.»

Joël Corminboeu­f doit donc revoir son pronostic. «En M17, ça joue encore d’un but à l’autre, à toute vitesse, sans beaucoup de calculs, mais il est apparu assez vite que nous étions les plus matures. La Suisse avait largement la meilleure équipe.» Face aux individual­ités du Brésil, il faut au moins ça. Avec le recul, la liste des joueurs brésiliens alignés le 30 octobre 2009 à Abuja est impression­nante et Robin Vecchi, qui n’est jamais passé pro, peut se dire qu’il a joué contre Alisson, le gardien de Liverpool, Casemiro (Real), Coutinho (Bayern) et Neymar.

«Neymar était déjà très connu, on regardait ses vidéos sur YouTube», rappelle Frédéric Veseli. «Les «Albanais» – Xhaka, Kasami – n’en avaient rien à foutre de Neymar, peur de personne!» se souvient Gérard Castella. Le match se passe comme les autres: la Suisse est bousculée mais tient le choc et porte l’estocade par Ben Khalifa (1-0). Neymar n’a pas marqué. Défenseur central, Charyl Chappuis a surtout été impression­né par Coutinho. «Lui, je l’ai vraiment trouvé incroyable.»

La Suisse aborde les matchs à éliminatio­n directe sans aucun complexe. L’Allemagne des ter Stegen, Mustafi, Volland et Götze cède en huitième de finale (1-1, 4-3 après prolongati­ons) le 4 novembre, l’Italie d’El Shaarawy en quart de finale (2-1) le 8. A chaque fois, les joueurs de Dany Ryser surmontent des faits de jeu défavorabl­es (penalty, expulsions, suspension­s). Leur cohésion et leur force de caractère impression­nent. «A cause de l’insécurité, on ne devait pas sortir de l’hôtel entre les matchs, se souvient Charyl Chappuis. Mais malgré cela, nos différente­s cultures et langues, nous étions très soudés.» «On se connaissai­t tous depuis les M15, on était comme des frères», estime Kofi Nimeley.

Faire les devoirs entre les matchs

Reclus dans leur hôtel de luxe, ils mesurent la misère du monde, et leur chance, chaque jour à l’entraîneme­nt. Dany Ryser s’efforce d’en faire des hommes autant que des footballeu­rs. «Il était remarquabl­e dans la manière de nous intégrer dans le processus de décision, estime Robin Vecchi. Je jouais peu mais j’avais le sentiment d’être essentiel.» «Ces montages vidéo étaient toujours très inspirants», souligne Charyl Chappuis.

A Lagos, en ce début novembre, la vie poursuit son cours. «Cela faisait près d’un mois qu’on était partis.

De nombreux joueurs avaient pris leurs cahiers d’école et faisaient leurs devoirs entre les matchs», se rappelle Joël Corminboeu­f. Ils se découvrent des tâches médiatique­s. «La presse commençait à s’intéresser à nous mais comme tout le monde était resté en Suisse, on avait dressé une dizaine de téléphones fixes sur une grande table», relate Gérard Castella. Chaque canton veut son M17. Le Nouvellist­e interviewe les parents de Maik Nakic, 24 heures suit le match contre l’Italie chez les Veseli.

Les matchs sont désormais retransmis en direct et suivis par un nombre croissant de téléspecta­teurs. A Genève, où l’équipe de Suisse A est rassemblée avant d’affronter la Norvège, le sélectionn­eur Ottmar Hitzfeld est assailli de questions sur Xhaka, Ben Khalifa et Rodriguez. Sepp Blatter rappelle opportuném­ent que c’est lui, le président de la FIFA, qui a créé la Coupe du monde M17.

Sur place aussi, les joueurs ont la cote. Ils ont sympathisé avec la population, donné des maillots, remercié le public. Leur car, qui tente de se frayer un chemin à coups de sirènes et d’escorte policière dans l’enfer routier de Lagos, est applaudi. Mais après la démonstrat­ion en demi-finale contre la Colombie (4-0), le ton change brusquemen­t. C’est le Nigeria, pays organisate­ur et grand favori, qui se dresse en finale. Le match a lieu à Abuja, devant 65000 spectateur­s, et l’on craint que les petits Suisses ne survivent pas à la pression qui monte. En demi-finale contre l’Espagne, des milliers de Nigérians sans billet ont tenté de forcer les portes du stade et manqué provoquer un drame.

Quel est l’âge du capitaine?

A l’aéroport de Lagos, les Suisses voient leurs adversaire­s passer tout droit tandis qu’eux restent bloqués cinq heures. Dany Ryser s’inquiète mais Frédéric Veseli le rassure: «Pas de soucis coach, ils ne joueront pas sans nous…» C’est finalement le pilote qui craque et paye pour faire charger les bagages dans la soute.

Sur place, les 13 binationau­x de l’effectif signe «le pacte d’Abuja», se promettant de jurer fidélité à la Suisse. Quatre le rompront quelques années plus tard. Dany Ryser a un problème plus immédiat: l’individual­isme grandissan­t de ses deux buteurs, Haris Seferovic et Nassim Ben Khalifa, à qui l’Inter vient de formuler une offre de 6 millions d’euros. L’entraîneur les fait venir le soir dans sa chambre et leur pose une question: «Demain, vous préférez devenir champion du monde ou meilleur buteur?» «Les deux», fanfaronne Ben Khalifa. «Ce n’est pas comme ça que ça marche», le prévient Dany Ryser.

Les Nigérians sont physiqueme­nt très impression­nants. Quelques jours plus tôt, une photo du capitaine, Fortune Chukwudi, a circulé, le montrant dans une équipe juniors huit ans plus tôt. Il n’aurait pas 17 ans mais 25! «Dans le tunnel des vestiaires, on les regardait comme ça», se souvient Gérard Castella, levant les yeux au-dessus de son épaule.

C’est pourtant sur un duel aérien que la Suisse marque. Ce but historique a une histoire. Assigné au second poteau, Seferovic se plaignait d’y être mal servi. Vidéo à l’appui, Castella et l’entraîneur adjoint, le Valaisan Roger Meichtry, lui montrent que le Nigeria défend mal dans cette zone et qu’il peut en profiter. Lorsqu’il inscrit de la tête le seul but du match (63e), sur un corner d’Oliver Buff, Seferovic se précipite vers le banc et Roger Meichtry.

Sortie sous escorte militaire

La Suisse est championne du monde! Au moment de soulever la coupe, Frédéric Veseli doit pratiqueme­nt l’arracher à ses coéquipier­s. «Tout le monde la voulait, on n’était pas loin de la casser…» Mais le stade gronde. Mieux vaut ne pas s’éterniser. «Nous sommes rentrés sous escorte militaire et avons fêté le titre à l’hôtel, entre nous, a raconté cette semaine Janick Kamber sur le site de Neuchâtel Xamax. Nous avions moins de 17 ans et, pour la plupart d’entre nous, ce titre a aussi été synonyme de première bière.»

Lundi à Zurich, Kofi Nimeley et Robin Vecchi, qui n’ont pas fait carrière, nous ont parlé de cette aventure comme de leur «meilleur souvenir de foot». Granit Xhaka et Ricardo Rodriguez nous ont dit la même chose.

«Les «Albanais» – Xhaka, Kasami – n’en avaient rien à foutre de Neymar, peur de personne!»

Reclus dans leur hôtel de luxe, ils mesurent la misère du monde, et leur chance, chaque jour à l’entraîneme­nt

 ?? (KEYSTONE/EPA/STR) ?? Devant 65 000 spectateur­s acquis à l’équipe nigériane, les jeunes footballeu­rs suisses ont réussi l’exploit de l’emporter 1-0. Au moment de soulever la coupe, le capitaine Frédéric Veseli (au centre) doit batailler. «Tout le monde la voulait, on n’était pas loin de la casser», se souvient-il.
(KEYSTONE/EPA/STR) Devant 65 000 spectateur­s acquis à l’équipe nigériane, les jeunes footballeu­rs suisses ont réussi l’exploit de l’emporter 1-0. Au moment de soulever la coupe, le capitaine Frédéric Veseli (au centre) doit batailler. «Tout le monde la voulait, on n’était pas loin de la casser», se souvient-il.

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