Au K2, un huis clos sans porte ni fenêtre
Le K2, au Pakistan, est la seule montagne de plus de 8000 mètres à ne pas avoir été gravie en hiver. En 2018, des Polonais ont voulu relever le défi. Le film «The Last Mountain» retrace leur expédition, dans des conditions extrêmes
C’est un huis clos sans porte ni fenêtre. Les espaces ont beau être vastes, les glaciers démesurés et les montagnes colossales, les protagonistes du documentaire de Darius Zaluski, projeté lors des Rencontres Ciné Montagne de Grenoble, sont comme en captivité, isolés en plein hiver entre le pied et la cime de la deuxième plus haute montagne du monde.
Alors qu’on pensait avoir tout lu à son sujet, The Last Mountain dévoile une part d’intimité de l’expédition polonaise en conditions hivernales sur le K2, au Pakistan, entre les mois de janvier et mars 2018. Seul à ne pas avoir été gravi encore en hiver, le K2 suscite les convoitises de ces rares himalayistes attirés par les températures extrêmes et les vents tempétueux.
Pourtant, le défi que ces Polonais se sont fixé, aussi audacieux soit-il, ne leur a pas valu autant de reconnaissance médiatique que le sauvetage de la Française Elisabeth Revol qu’ils ont choisi d’entreprendre au détriment de leur projet d’ascension. Les Polonais sont connus pour être les maîtres de ce que l’un d’eux, Voytek Kurtyka [il ne faisait pas partie de l’expédition], nomme «l’art de la souffrance». Gravir les 8000 en hiver n’a rien d’une partie de plaisir. Mais depuis que Krzysztof Wielicki a, en 1980, atteint l’Everest en hiver, le peuple polonais suit et soutient les pérégrinations glaciales de ses compatriotes avec ferveur. Certains vont jusqu’à considérer cette activité comme leur sport national.
Mètre après mètre
Aujourd’hui, Krzysztof Wielicki n’escalade plus les 8000. Mais, comme en 2018, il dirige les expéditions. Au pied du K2, c’était lui, le chef d’orchestre. Sous ses ordres, 12 hommes, triés sur le volet, se sont succédé pour gravir mètre après mètre ce colosse du Karakoram. Présent lors des Rencontres grenobloises, le 5e homme à avoir gravi les quatorze 8000 a aujourd’hui 69 ans et se dit heureux de présenter The Last Mountain au public français.
Très attendu par la sphère alpine, ce film est aussi brut qu’une sortie himalayenne en hiver. Il se destine aux initiés et ne se fend pas d’une quelconque mise en situation et encore moins d’une voix off. Les spectateurs sont inclus parmi les membres de l’expédition et, comme eux, ils font avec ce qu’il y a.
Le décor? Un camp de base: quelques tentes réunies à l’extrémité d’un glacier colossal. Et les flancs d’une montagne battus par les vents. Le premier univers, bien que spartiate, est l’arène des prises de décision. C’est sous la tente principale que les membres de l’expédition débattent de la stratégie à adopter sur la montagne. Mais c’est ici aussi qu’ils mangent des grillades, des gâteaux, des pizzas avant de repartir sur la montagne. A peine sortis de ce diamètre de confort relatif, les humains emmitouflés sont soumis aux caprices des éléments sous leurs plus rudes apparences.
Pour parvenir à capturer les images de ce documentaire, le réalisateur a distribué quatre caméras que les membres de l’expédition se sont transmises. Lui se chargeait de filmer les discussions du camp de base et les débuts d’ascension jusqu’à 6000 mètres. «Les alpinistes ont l’habitude de se filmer. Et au camp de base, ils sont toujours sur leur téléphone. Ils ne remarquent donc pas la présence de la caméra», confiait-il à Montagnes Magazine.
Franc-tireur
Bien que les camps de base offrent désormais tout le nécessaire pour communiquer et être relié au monde, le temps demeure long. Et plus les semaines passent, plus les tensions s’exacerbent. «Les temps ont changé aussi, souligne Krzysztof Wielicki suite à la diffusion du film. Après 1989, c’est devenu de plus en plus difficile de concentrer les membres d’une expédition autour d’un seul objectif. Aujourd’hui, chacun veut son sommet.» L’homme évoque le refus de Denis Urubko de suivre ses ordres. Un comportement rebelle qui n’est pas passé inaperçu.
Denis Urubko s’est enfui sans crier gare pour tenter sa chance sur le sommet. Aux appels inquiets du chef d’expédition, il répondait par le silence ou l’ignorance
Ce Kazako-Russo-Polonais de 46 ans figurait parmi les plus déterminés de l’expédition. Las des tergiversations au camp de base, à deux reprises, il s’est enfui sans crier gare pour tenter sa chance sur le sommet. Aux appels inquiets du chef d’expédition, il répondait par le silence ou l’ignorance. «C’était blessant, se souvient Krzysztof Wielicki. Denis semblait surtout ne pas vouloir réaliser à quel point il mettait l’équipe en danger.» Car chaque fois des hommes étaient déployés pour retrouver le grimpeur solitaire sur la montagne. Et chaque fois, Urubko passait à côté d’eux, les saluait souriant, puis continuait. «C’est une tête dure et un homme très fort», commente Wielecki admiratif.
Désobéissance d’usage
Déroger au règlement en vigueur au camp de base n’est ni bien vu ni exceptionnel. Avant Urubko, Hermann Buhl, puis Reinhold Messner avaient tous deux traité les ordres du chef d’expédition par le mépris alors qu’ils convoitaient le sommet du Nanga Parbat. Et Krzysztof Wielecki, lui-même, avoue n’en avoir fait qu’à sa tête lors de son ascension du Lhotse en 1988. «Dans une expédition, il y a beaucoup d’individualités, admet ce dernier. Donc beaucoup de discussions. Aujourd’hui, en tant que chef, je ne peux que partager mon expérience. Ensuite, les gars font ce qu’ils veulent sur la montagne.»
The Last Mountain permet de mieux comprendre le quotidien des himalayistes hivernaux et donne au spectateur l’opportunité de soupeser le poids de l’attente, prédominante dans une expédition. Patience et ténacité sont les mots d’ordre sur un 8000 en hiver. Aujourd’hui, le K2 demeure vierge en hiver. Mais, dans les coulisses des Rencontres Ciné Montagne de Grenoble, un bruit court. Denis Urubko semblerait prévoir un passage sur le K2 cet hiver. Il aurait une revanche à prendre.
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