LA DÉMOCRATIE EN PÉRIL
Dans un essai fouillé, Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy auscultent les maux qui menacent la démocratie et esquissent un horizon possible pour sa préservation.
Promise encore il y a peu à un avenir radieux, la démocratie est mise au défi. Dans un textemanifeste audacieux, Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy se penchent sur cet idéal toujours perfectible, fragilisé de toutes parts
La démocratie a-t-elle encore un avenir? La question aurait semblé incongrue il y a encore quelques années. Mais elle s’est désormais imposée face aux crises multiples et complexes auxquelles l’intéressée se trouve confrontée aujourd’hui, piégée qu’elle est entre ses penchants technocratiques, l’aggravation des inégalités et les désaveux populistes. Mais on peut aussi profiter du marasme ambiant pour se réinterroger sur ses fondements, dans l’espoir de relancer les dés.
Se jeter dans une telle entreprise requiert à vrai dire un certain courage. C’est sans doute ce qui a poussé deux esprits a priori aussi différents que Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy à mettre leurs forces en commun, dans un essai inclassable dont le titre résonne comme une injonction:
Démocratie! Hic et nunc. Le premier est un ancien journaliste de
La Croix, spécialiste des questions internationales, mais aussi exégète de la Bible à ses heures. Le second est un des philosophes français les plus importants de l’après-Mai 68, qui s’est notamment penché sur la notion de communauté. Il en résulte un livre à quatre mains qui est à la fois une réflexion foisonnante et un texte-manifeste, en écho aux préoccupations fondamentales de notre époque.
CHOISIR SON DESTIN
Insistons sur la grande générosité de l’entreprise tant les auteurs ont l’air de vouloir s’effacer devant un sujet qui exclut les réponses et les jugements définitifs. Ils confient au lecteur un faisceau d’idées transdisciplinaires qui l’aideront à s’y retrouver un peu dans ces temps difficiles. Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy commencent par dresser un cadre conceptuel ambitieux afin de mieux comprendre ce qui est en jeu quand on parle de démocratie. Ils remontent pour cela aux sources historiques et philosophiques de ce qui constitue à leurs yeux plus qu’un simple régime politique. La démocratie est en effet un véritable choix anthropologique qui se pose depuis longtemps aux sociétés humaines, quand les membres d’une communauté se laissent la liberté de décider eux-mêmes de leur destin, en toute autonomie, contre les principes politiques ou religieux imposés d’en haut. Ce n’est donc pas un hasard de l’histoire si on la voit naître au sortir de crises qui ont bouleversé un ordre social et culturel devenu intenable.
Mais la démocratie est par définition fragile, puisqu’elle suppose une désincarnation du pouvoir, un écart par rapport à elle-même qui en fait un projet en devenir, adaptable et perfectible. Or les fins qu’elle poursuit dépassent la politique: c’est l’infini du sens, qui trouve son lieu propre dans les activités et les sentiments humains, qu’il s’agisse d’amour, d’art, de science ou de spiritualité. Un phénomène croise ici la démocratie sur sa voie et interfère avec elle: la technique. Lui prêtant d’abord sa force d’émancipation, l’inflation technicienne a fini par imposer sa logique d’efficacité et de rendement, au détriment de cet incommensurable des valeurs qui est au coeur de l’exigence démocratique.
«RÉVOLUTION DE L’ESPRIT»
Le livre passe alors à un examen des défis contemporains qui se présentent aux démocraties – et c’est dans cette suite de diagnostics que ses analyses révèlent toute leur pertinence: retour des «hétéronomies» religieuses ou politiques; ressentiments multiples qui accompagnent le creusement des inégalités et sapent la confiance indispensable au fonctionnement de la démocratie; quêtes d’autonomie se transformant en revendications différentialistes sur le dos de la collectivité; difficulté d’élargir l’être en commun au-delà de ses repères habituels; sentiment d’un futur bouclé où tout serait déjà joué et méfiance grandissante à l’égard du «pouvoir», dans lequel on ne se reconnaît plus.
A tout cela, Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy n’ont pas la prétention d’apporter de réponses faciles. Sortir d’un tel cul-de-sac nécessiterait une véritable «révolution de l’esprit», seule capable de redéfinir un «nous» pour aborder demain. Leur propos est donc à la fois plus humble et plus ambitieux. Montrer que la démocratie est une exigence inséparable de l’humanité, mais qu’elle ne survit qu’à condition de se redéfinir toujours au-delà de ses limites apparentes. A ce titre, toute solution à la crise qu’elle traverse repose sur chacun d’entre nous.