LES COMMUNAUTÉS UTOPIQUES POUR PENSER L’AVENIR
Le sociologue Michel Lallement signe l’ouvrage «Un Désir d’égalité», fruit d’une enquête sociohistorique et ethnographique au sein de communautés utopiques américaines qui ont perduré des années 1960 à nos jours. Loin des clichés, ces «poches communautaires» sont d’inspirants laboratoires d’innovation sociale à l’heure où la contestation gronde et que le mot «effondrement» est entré dans le vocabulaire commun
◗ Le mot «utopie» (nulle part, en grec) n’est, par définition, que rarement pris au sérieux. Celui de «communauté» renvoie souvent, quant à lui, à un imaginaire hétérogène peuplé de sectes et de hippies aux mèches emmêlées. Michel Lallement s’attelle donc à une double tâche en publiant, le 17 octobre dernier, Un Désir d’égalité. Vivre et travailler dans des communautés utopiques.
Titulaire de la chaire de sociologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), il s’est immergé au coeur de deux «communautés intentionnelles» aux Etats-Unis, qui ont éclos dans les années 1960 – Acorn et Twin Oaks –, dont la seconde a fêté ses 50 ans en 2017. Deux communautés qui réunissent des individus en quête d’une société égalitaire, soucieuse de la nature, et qui placent le travail au centre de leur quotidien. Son livre rend compte de cette enquête ethnographique, liée à un riche travail de recherche historique pour se demander pourquoi ces «utopies» sont devenues concrètes et ont perduré. Mais aussi, quelles leçons nous pouvons en tirer.
Vous avez séjourné au sein de deux «communautés intentionnelles». Que recouvre exactement cette expression? C’est un terme typiquement américain qui n’a pas d’équivalent en Europe. Il s’agit d’un petit groupe de gens vivant ensemble au quotidien, qui partagent des idéaux et des projets communs, purement égalitaires pour certains, et qui partagent aussi l’ensemble de leurs ressources (travail, parfois patrimoine), abolissant d’une certaine manière la propriété privée. Ce qui m’intéressait là, c’est de voir comment les gens font pour vivre et tout partager au service d’un objectif commun qui est souvent en décalage par rapport aux valeurs dominantes dans le «grand monde».
En 1976 le magazine «Communities» recensait 254 communautés intentionnelles aux EtatsUnis, et trois fois plus en 2016… Pourquoi? La définition s’est-elle élargie? Oui, il y a une extension des formes de communautés intentionnelles (écovillages, etc.) qui elles-mêmes se revendiquent comme telles. Mais aussi une volonté de les renouveler, largement liée à la recrudescence des sensibilités aux valeurs écologiques.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris en vivant parmi les «communards», et à travers vos recherches dans leurs archives? Le point de départ de beaucoup de ces communautés, c’était la rupture avec le «grand monde» – la société dominante – sur la base d’un mode de vie des années 1960 qui exaltait la consommation, l’individualisme, etc. Historiquement, Twin Oaks a montré que pour qu’une communauté intentionnelle puisse fonctionner durablement et permette à des gens de vivre, il fallait marchander avec l’extérieur. Une de mes grandes surprises, donc, c’est qu’une des conditions à la pérennité réside dans la capacité d’entretenir des relations avec la société environnante. Je pense que les communards ont pris conscience de cela et du fait qu’ils pouvaient agir à la marge pour basculer les façons de vivre ensemble dans la grande société.
C’est-à-dire? Les gens ne restent pas toute leur vie – cinq à neuf ans en moyenne – dans ces communautés, mais après, lorsqu’ils retournent vivre dans la société mainstream pour diverses raisons, ils continuent de promouvoir les valeurs communautaires pour travailler les espaces dans lesquels ils vont se réinsérer. A partir d’une rupture de base, il y a un demi-siècle d’histoire et aujourd’hui, ces communautés adoptent une position plus militante pour faire levier par le bas avec des gestes quotidiens, des principes différents, dans le reste de la société.
Les archives montrent que, dans les années 1960-70, les communards étaient surtout issus des classes moyennes ou moyennes supérieures, Blancs, jeunes… Aujourd’hui, ils ont vieilli, mais vos observations vont dans le même sens. L’utopie est-elle un privilège de classe? Ce qui apparaît, c’est que le mode de vie proposé par ces communautés est fondé sur des formes d’ascétisme – on promeut l’économie dans la façon de vivre en termes de consommation et la place du travail est importante pour arriver à survivre. Et donc, quand on propose ce modèle à des personnes qui viennent de milieux populaires où il est compliqué de vivre au jour le jour, ça ne peut pas leur sembler attractif. C’est une première clé. Après, dans le choix des valeurs, il y a une définition extrêmement large du travail, de l’égalité. Le fait qu’il s’agisse de gens des classes moyennes veut aussi dire qu’ils sont souvent passés par l’université, et posséder un certain bagage culturel facilite un regard critique sur la société, sur son propre mode de vie. A Twin Oaks, il y a l’exemple de cette femme, Piper, qui aimerait aider ses enfants en difficultés financières en leur reversant sa rente de veuve – jusqu’alors, propriété de la communauté, qui refuse. L’égalité n’est donc pas toujours synonyme de solidarité? Il faut relever ça, car je veux éviter l’angélisme. On voit bien que par moments, l’égalité au quotidien, c’est dur. Ce cas a créé de l’amertume, du conflit, car certains étaient en désaccord avec cette décision. Il y a d’autres choses dont les communards ont d’ailleurs conscience: c’est que l’égalité est en partie biaisée par les différences préalables à la venue dans la communauté. Certains ont des familles dotées en termes de patrimoine, etc. et, même en remettant tout à zéro en arrivant, on sait que l’origine sociale continue de peser d’une manière ou d’une autre sur la façon de vivre. Par exemple, lorsque la famille envoie un billet d’avion.
Ces communautés sont très actives sur les réseaux sociaux. Un paradoxe? C’est une chose qui m’a frappé. Toutes ces communautés soignent les sites internet sur lesquels elles se présentent. Cela répond à deux enjeux: l’un est purement commercial; Acorn vit grâce à la vente de graines et beaucoup de commandes passent par internet. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle est sous l’emprise du «grand monde». A l’inverse, ces communautés ont un usage instrumental de la société capitaliste pour y trouver leur compte. Ce n’est pas une perversion par les nouvelles technologies. Ensuite, il y a toujours besoin de recruter des nouveaux membres et donc d’être visibles pour prôner leurs valeurs, etc.
A Twin Oaks, on fabrique des hamacs, du tofu, etc. Vous dites que c’est éprouvant et parfois ennuyeux. Qu’est-ce qui motive les travailleurs?
Il y a un sens à s’investir, y compris physiquement, car on sait qu’on travaille pour soi et le collectif. Le groupe est propriétaire des outils de production, la notion de commun est très concrète. On rapporte des sous au collectif et on va ensuite pouvoir dire où l’on veut allouer des ressources pour produire: on n’est donc pas dépossédé. Il n’y a pas d’exploitation, car il n’y a pas quelqu’un au-dessus qui détient les outils de production.
Ce qui ressort finalement, c’est l’incroyable capacité d’innovation de ces communautés.
Dessineraient-elles l’avenir? Oui! Ce sont des bricolages organisationnels permanents, jamais figés dans le marbre. L’analyse sociohistorique s’impose donc plus que jamais pour constater ces évolutions. Il y a eu un grand blanc après les années 1970, il est temps de refaire le bilan. Et cela survient à une période où le retour à la nature, l’horizontalité au travail reviennent dans le débat… Je suis persuadé que c’est important pour repenser le futur.
Tout cela est en ébullition, intellectuellement et pratiquement, avec l’alter-économie, les circuits courts. L’exemple des communautés intentionnelles, qui restent méconnues et sur lesquelles on projette beaucoup de clichés, constitue une aide précieuse pour inventer des espaces décentralisés de gestion collective des biens communs.
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Le fait qu’il s’agisse de gens des classes moyennes veut aussi dire qu’ils sont souvent passés par l’université et possèdent un certain bagage culturel