LA DÉFENSE DISCUTABLE DE PETER HANDKE, PRIX NOBEL CONTROVERSÉ
Nobelisé cette année, l’Autrichien s’abrite derrière son statut d’écrivain pour justifier sa sympathie proserbe durant la guerre civile en ex-Yougoslavie. Une posture qui nous remémore «Nocturne du Chili», publié en 2000 par Roberto Bolaño
Rarement un Prix Nobel de littérature aura autant été contesté que celui reçu cette année par Peter Handke, au point que certains appellent tout bonnement à le lui retirer, ce qui est probablement du jamais vu. Ce n’est bien sûr pas la qualité des oeuvres du lauréat 2019 qui fait ici débat, mais son engagement passé et jamais démenti en faveur du nationalisme serbe durant la guerre civile en ex-Yougoslavie, il y a plus de vingt ans. Bref de l’histoire ancienne, mais mal cicatrisée, d’abord sur place, et aussi dans une partie de l’opinion internationale.
Faut-il balayer d’un revers de la main cette brusque agitation des consciences, en la réduisant au «politiquement correct» d’une époque aussi avide d’indignations qu’elle est en manque de repères, et donc incapable de juger de ce qui fait la valeur d’un auteur? Après tout, Handke n’est pas tout à fait le premier Nobel au passé controversé. De même qu’il serait injuste et un peu frivole de l’utiliser, lui l’écrivain de talent, comme bouc émissaire commode des errances intellectuelles
«Moi, je n’y allais pas chaque semaine. J’y faisais une apparition une fois par mois. Peut-être moins. Mais il y avait des écrivains qui y allaient chaque semaine. Ou davantage! Maintenant ils le nient tous. Maintenant ils sont capables de dire que c’est moi qui allais plus d’une fois par semaine! […]» (ROBERTO BOLAÑO, «NOCTURNE DU CHILI»)
ou géostratégiques des dernières décennies. Il n’empêche. Refuser de s’interroger sur le bien-fondé du choix des jurés norvégiens, et refuser d’entendre les voix qui s’élèvent depuis les Balkans pour le critiquer, ce n’est certainement pas rendre service à la littérature. Cela revient à en faire un simple bruit médiatique ou commercial, un parmi tant d’autres, sans conséquences, car privé d’enjeux réels.
LE POIDS DES MOTS
Handke l’a reconnu par une sorte de lapsus, en voulant se défendre devant une journaliste, sans doute maladroitement: «Je parle en tant qu’écrivain. Mes positions ne sont pas de nature politique, je ne suis pas un journaliste.» (La Repubblica du 10.10.2019). Or un écrivain est bien placé pour connaître la valeur des mots et le poids de ce qu’il y met, à tort ou à raison. Le nier, c’est lui retirer toute pertinence. Handke a lui-même brouillé les pistes en s’engageant comme auteur et comme figure publique dans les méandres du conflit yougoslave. On lui saura gré ou pas des risques qu’il a pris. Mais vouloir s’abriter derrière son statut d’écrivain n’a guère de sens, quoi qu’en pense le jury du Nobel.
Dans l’un de ses ultimes romans,
Nocturne du Chili (2000), Roberto Bolaño dresse le portrait d’un brillant critique littéraire chilien, prêtre de son état, qui mène sa carrière au travers des années tourmentées du régime de Pinochet,
en évitant de se mêler de ce qui advient autour de lui. Il fréquente les réunions artistiques et littéraires organisées par une apprentie romancière de la bonne société, qui sont comme une rare oasis de rencontres et de discussions en cette période d’étroite surveillance. La femme se montre une hôtesse prévenante, soucieuse de récolter les meilleurs avis sur tel ou tel nouveau roman. Elle est épaulée par son mari, un Nord-Américain, assez discret.
Un jour, un invité se perd dans les couloirs de la grande demeure et, en poussant la mauvaise porte, découvre le secret inavouable qu’elle abrite. En l’occurrence, un corps sans connaissance étendu dans la pénombre d’une petite pièce, avec sur lui des marques de violence bien visibles. L’invité revient vite sur ses pas et ne dit rien de ce qu’il a vu. On apprendra après le retour de la démocratie que le Nord-Américain appartenait à la police secrète et qu’il était chargé d’interroger des opposants dans les caves de sa maison. Les soirées littéraires de sa femme servaient de paravent à ses activités et leur devaient en d’autres termes leur semblant de liberté.
L’anecdote imaginée par Bolaño se base sur des événements réels. Cette porte, Peter Handke l’a-t-il ouverte ou non?