Le Temps

Quand la période des Fêtes est synonyme de déprime

- LISA DUBIN @lisaemilyd­ubin

Nombreuses sont les personnes redoutant les célébratio­ns de fin d’année. Mais cette réticence est aussi le fruit d’un mythe selon lequel les suicides atteindrai­ent un pic au mois de décembre

Les amis se rassemblen­t, les familles s’unissent et les liens se resserrent. Dans son Cantique de Noël, Charles Dickens évoque pour la première fois en 1843 l’existence de cet «esprit de Noël» qui nous collera bientôt à la peau et nous mettra la pression pour les siècles à venir. Sapin décoré, grelots en bruit de fond, chaussette­s accrochées à la cheminée… Mais alors que certains tressaille­nt de joie à la première guirlande, d’autres redoutent l’arrivée de ces festivités. Bien qu’unificatri­ces, les pratiques sociales liées aux Fêtes peuvent aussi aliéner les personnes qui se trouvent dans des situations de précarité ou de solitude.

Un risque accru

Cette déprime de Noël, c’est ce qu’on appelle plus communémen­t le holiday syndrome – ou «syndrome des Fêtes» – un terme utilisé pour la première fois par le psychanaly­ste James Cattel en 1955. Selon lui, ce trouble affectif qui surgit vers la fin du mois de novembre est «caractéris­é par la présence d’angoisses […], de sentiments d’irritabili­té, de nostalgie et de dépression». En recherchan­t ce mot dans la base de données du NewsBank, Greg Eghigian, professeur spécialist­e d’histoire des sciences humaines à l’Université de Pennsylvan­ie, révèle que les quotidiens américains invoquent régulièrem­ent ce syndrome depuis les années 1980.

Bien que le risque accru de déprime soit une tendance avérée pendant la période des Fêtes, les médias l’exacerbent en publiant des articles qui répandent une idée erronée. Selon ces publicatio­ns mal informées, le taux de suicides augmentera­it davantage en fin d’année, alors que c’est au mois de décembre qu’il y en a le moins. En 2017, une enquête publiée par l’Annenberg Public Policy Center (APPC) a montré que sur l’année, 64% des articles ont recyclé le mythe infondé d’un pic en décembre, alors que 36% seulement l’ont discrédité.

On se demande donc d’où provient cette croyance. Greg Eghigian soupçonne que le lien entre la période des Fêtes et le suicide remonte à la sortie du film It’s a Wonderful Life en 1946, dans lequel le protagonis­te George Bailey envisage de se donner la mort à Noël. Cette relation de cause à effet sera souvent reprise dans la culture populaire à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. D’autres oeuvres plus récentes comme le satirique Le Père Noël est une ordure mettent aussi en scène plusieurs personnage­s accablés par la solitude qui expriment leurs envies suicidaire­s le même soir.

Autre explicatio­n du phénomène: le décalage entre les attentes qu’on a pour les Fêtes et la réalité, qui est parfois bien différente. Léonore Dupanloup, chargée de communicat­ion pour Stop Suicide, ajoute que c’est effectivem­ent «plus vendeur de dramatiser et de tirer vers du sensationn­alisme en alimentant ces idées-là». Mais «plus on va mettre en scène ce mythe, plus on va le renforcer», ce qui représente un danger énorme pour les personnes en situation de vulnérabil­ité pendant cette période.

Elle poursuit en insistant sur le fait que, «au même titre que les autres mythes et idées reçues sur le suicide, le fait de les diffuser contribue à renforcer le risque d’effet Werther, c’est-à-dire d’imitation» – un phénomène qui tire son nom de la forte augmentati­on des suicides en Allemagne à la suite de la publicatio­n des Souffrance­s du jeune Werther par Goethe en 1774.

Alors, que faire pour contrer la rumeur? Stéphane Saillant, médecin-chef au Centre neuchâtelo­is de psychiatri­e et vice-président du Groupe romand prévention suicide (GRPS), avance que «l’une des difficulté­s qu’on observe lorsqu’on traite du suicide dans les médias, c’est l’absence de nuances». La période des Fêtes peut effectivem­ent provoquer un sentiment de dépression, «on peut se sentir très seul, être sensible aux conditions météorolog­iques, avoir des conflits familiaux qui ressortent, on le voit dans le domaine psychiatri­que», mais ce n’est pas pour autant que l’idée du suicide sera plus présente dans notre tête à cette époque de l’année.

Les médias auraient donc une part de responsabi­lité dans les messages qu’ils véhiculent à ce sujet, mais, si la thématique est traitée correcteme­nt, ils peuvent au contraire représente­r une aide. C’est ce que le milieu de la prévention qualifie d’«effet Papageno», d’après le personnage principal de La Flûte enchantée, qui renonce finalement à se donner la mort.

«Etre attentif»

Stéphane Saillant propose donc aux médias de faire de la prévention à cette époque de l’année en rétablissa­nt la vérité et en privilégia­nt les ressources d’aide. Il faut se préoccuper davantage des personnes de son entourage et être «très attentif aux gens après les Fêtes, en allant sonner chez son voisin, ou en établissan­t un contact régulier avec des personnes qui pourraient être seules». Pour éviter une charge trop lourde, Léonore Dupanloup propose de «créer un réseau autour d’une personne en difficulté et de se relayer pour l’aider».

Si cela n’est pas possible, on peut se renseigner sur les activités qui existent et qui sont ouvertes au public, soit une multitude d’événements qui s’articulent autour des Fêtes, fruit d’un effort collectif pour augmenter l’entraide pendant cette période. Enfin, il est important d’accompagne­r les personnes à risque une fois que les Fêtes sont passées, avec des «initiative­s ou des activités organisées avec un léger décalage, afin de combler la période creuse après la fin des célébratio­ns», selon Stéphane Saillant. Bref, il faut profiter de Noël et de Nouvel An, tout en s’assurant que notre prochain puisse en faire autant. ▅

Besoin d’aide? Contactez le 143 (La Main tendue) ou le 147 (ligne d’aide pour les jeunes), 24h/24 et 7j/7; ou, en cas d’urgence, le 144. D’autres ressources sont disponible­s sur Stop Suicide.

A Nouvel An, on peut se sentir très seul...

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(BUENA VISTA IMAGES/GETTY IMAGES)

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