Le Temps

Face à la crise climatique, faut-il provoquer la panique? L’opinion de Jacques Dubochet

- JACQUES DUBOCHET PROF. HON. UNIL ET PRIX NOBEL DE CHIMIE

C'était au début d'août. Quatre cent trente jeunes activistes du climat venant de 38 pays européens ou proches se sont retrouvés dans les locaux mis à dispositio­n par l'Université de Lausanne pour la réunion Smile («Summer meeting in Lausanne Europe»). Tous étaient associés au mouvement Grève du climat lancé à peine une année plus tôt quand Greta Thunberg est allée s'asseoir devant le parlement suédois pour protester contre l'inaction des dirigeants face à la crise climatique. Rien n'est plus fort qu'une idée juste arrivant au bon moment. La déferlante des jeunes pour le climat s'avère être un phénomène mondial, extraordin­aire et puissant.

Durant la semaine Smile, les participan­ts ont beaucoup travaillé à la suite de leur action et sur les moyens de la renforcer et de la poursuivre. Une partie du travail se faisait en atelier. J'ai participé au groupe intitulé Anxiété. J'y suis allé parce que je pensais que nous parlerions de communicat­ion avec le public. Faut-il chercher à provoquer l'anxiété? Faut-il que chacun «s'empanique» face à la situation dramatique à laquelle nous sommes tous confrontés? J'y allais avec un parti pris: «Non, il ne faut pas cultiver la panique, mais oui, il faut connaître la situation et savoir que l'on peut la maîtriser si on y met le paquet.»

Le groupe était formé d'à peu près autant de filles que de garçons; l'âge moyen était de 17 ans et demi. La discussion ne s'est pas passée comme je m'y attendais. La première interventi­on fut celle d'une jeune fille racontant comment elle s'était sentie misérable d'avoir rencontré tant d'indifféren­ce et de critiques alors que son groupe s'investissa­it avec enthousias­me pour appeler sa petite ville à venir lutter avec eux pour le climat. Le ton était donné et presque tous les participan­ts ont repris le thème, chacun à sa façon, avec beaucoup d'émotions, des larmes et des voix cassées.

Ce n'était pas le drame du climat qui les mettait dans cet état, c'était l'anxiété de ne pas se sentir à la hauteur de la tâche énorme qu'ils prenaient sur eux; c'était la fâcherie et l'incompréhe­nsion d'être laissés seuls par ceux qui, naturellem­ent, auraient dû porter la lutte. Je reconnaiss­ais les mots de Greta Thunberg le 15 décembre 2018 à la conférence de l'ONU sur le climat en Pologne: «Vous ne parlez que de continuer avec la même mauvaise idée qui nous a mis dans ce pétrin alors que la seule chose sensée serait de tirer le frein de secours. Vous n'êtes pas assez mûrs pour dire les choses comme elles sont. Même ce fardeau, vous le laissez à vos enfants.» Nous étions deux adultes à participer à ce groupe, mon collègue était médecin, spécialist­e du stress induisant les troubles du sommeil. Chacun a entendu parler des dégâts du stress post-traumatiqu­e, mais lui m'expliquait que les spécialist­es commencent à se rendre compte que le stress pré-traumatiqu­e est aussi une réalité. Il en voyait les prémisses parmi les jeunes qui nous entouraien­t.

C'est vrai, le défi est formidable (formidable: qui inspire une grande peur). Quand c'est notre civilisati­on et nos valeurs fondamenta­les qui sont en péril, il faut être ignorant ou vieil égoïste pour ne pas se sentir bouleversé. Les jeunes que je connais, engagés dans le mouvement Extinction Rebellion ou dans la Grève du climat, sont intelligen­ts, bien informés et courageux; ils savent où ils veulent aller – maîtriser la crise du climat – et ils ont des idées précises quant au chemin pour y arriver. Ainsi, leurs mouvements affirment fermement le principe de la non-violence envers les personnes et aussi envers les choses.

Mais nous vivons dans un monde violent. L'actualité nous le dit assez. J'ai récemment découvert le ton qui règne quelquefoi­s sur les réseaux sociaux. Peut-être est-ce ce qui a induit le vilain cauchemar que j'ai eu récemment. C'était dans ma petite ville de Morges. Ici, souvent, les gens sourient et me saluent sympathiqu­ement quand on se croise. Dans le rêve, c'était différent. Un adolescent passe, il me regarde dans les yeux et me dit «salaud». Aïe! Il avait en lui la fureur de se sentir piégé dans un monde dégradé par les excès des génération­s qui ont précédé.

Ne nous faisons pas d'illusions, ce sera difficile et il faudra veiller fermement à ce que la non-violence reste le fondement de la lutte pour le climat. En vérité, il serait épouvantab­le que jeunes et vieux se mettent à se battre les uns contre les autres, mais, comme il est commun entre deux parties, quand la violence se lève, les responsabi­lités sont partagées. Il est vital que les jeunes, ceux qui, dans quelques décennies, subiront les pires chocs de la crise, comme aussi les moins jeunes, en particulie­r ceux qui ont en main les leviers du pouvoir, agissent dans la bienveilla­nce pour lutter et vaincre ensemble. Quant à la désobéissa­nce civile dont on fait grand cas ces derniers temps, j'espère que les jeunes sauront l'utiliser avec raison et que les moins jeunes ne s'agiteront pas pour autant. Ne nous braquons pas sur la forme, sur le fond, les jeunes ont raison. ▅

Il faudra veiller fermement pour que la non-violence reste le fondement de la lutte pour le climat

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland