Au Sahel, les raisons d’une guerre sans fin
Depuis l’intervention militaire française au Mali en janvier 2013, le Sahel est un théâtre majeur de la guerre contre le djihadisme. Mais face au délitement des Etats et à l’emprise des bandes armées, plus personne ne sait comment sortir de cet interminable conflit
Pas une défaite, mais une impasse. Malgré la présence dans la région du Sahel de près de 20000 soldats déployés par la France, les Nations unies et les pays du G5 (Burkina Faso, Mali, Niger, Tchad, Mauritanie), jamais la possibilité d'une victoire n'a semblé plus éloignée dans ces confins désertiques de 5 millions de km2, lézardés par 28000 km de frontières dont se jouent les nomades, les trafiquants et les groupes armés. «Nous sommes venus ici pour construire une digue. Nous avons au final un énorme tas de sable», avouait lundi un général français, ancien de l'opération «Serval» déclenchée en janvier 2013 pour sauver le Mali des djihadistes, lors du forum sur la sécurité de Dakar (Sénégal). «Je vous parle sans langue de bois. Tous nos Etats sont en situation de risque majeur», y a asséné le président de la Mauritanie, Mohamed Ould el-Ghazouani.
Malgré les succès de l'opération française «Barkhane», forte de 4500 soldats déployés entre le Niger, le Burkina Faso et le nord du Mali, cet immense désert demeure au quotidien un terrain miné, au propre comme au figuré. Les 5000 hommes du G5 Sahel s'échinent à sécuriser les frontières et l'accès aux routes menant vers les capitales, donc vers le pouvoir. Ils n'en demeurent pas moins à la merci des colonnes «rebelles», armées par les trafiquants qui n'en finissent pas de puiser dans les anciens arsenaux de la Libye de Kadhafi, éparpillés depuis 2011 dans des milliers de caches dans le désert.
Conflits ethniques
Lundi, 24 soldats maliens ont encore trouvé la mort. Vingt-sept autres avaient succombé le 15 novembre et, deux semaines plus tôt, 50 avaient été tués, toujours dans le nord-est du Mali, dans cette zone dite du Liptako, théâtre d'opérations du groupe Etat islamique dans le Grand Sahara. Résurgence terroriste après l'élimination en Syrie du calife de l'Etat islamique Abou Bakr al-Baghdadi? Plutôt une convergence de facteurs tant la recrudescence des violences est engendrée par le délitement des Etats, les rivalités tribales, l'éternel conflit entre agriculteurs sédentaires et éleveurs nomades, et les trafics de drogue ou d'êtres humains...
Bakary Sambe est analyste à l'African Center for Peace Studies. «Nous avons affaire au Sahel à une raréfaction des attaques djihadistes de grande envergure et à une multiplication d'actes isolés, parfois jamais revendiqués […] La soi-disant guerre contre le terrorisme est parasitée par les conflits ethniques locaux ou communautaires, par une ruralisation des incidents et une concentration de ceux-ci dans les zones frontalières, loin des capitales. Personne ne voit plus la sortie de crise.» Le Comité international de la Croix-Rouge s'alarme des pressions sur «l'espace humanitaire». Un vétéran de la région renchérit: «Dans ce désert, les groupes armés restent les meilleurs employeurs. Ils distribuent kalachnikovs et standing social. Plus la situation s'enlise, plus leur offre est attractive.»
Les populations paient un lourd tribut à ce conflit sans fin, alors que les projets de développement patinent malgré les 6 milliards d'euros promis à Bruxelles en février 2018. Au moins 40 civils burkinabés ont été tués dans une embuscade contre le convoi d'une exploitation minière le 8 novembre. Le Programme alimentaire mondial vient de mettre en garde contre une crise dramatique dans le pays. «Nous sommes passés de l'ère d'un terrorisme dit djihadiste à une situation confuse synonyme d'insécurité quotidienne», poursuit Bakary Sambe. Il s'est installé une parfaite incompréhension entre l'approche internationale des problèmes du Sahel et les perceptions des habitants.»
Ressentiment néocolonialiste
Le front de l'efficacité militaire n'est pas plus satisfaisant. Avec «Barkhane», appuyée en son sein par les forces spéciales du contingent «Sabre», la France est au maximum de ses capacités. Ses drones, pilotés depuis Niamey, au Niger, épient la zone. Ses blindés patrouillent les axes sahéliens vers le golfe de Guinée utilisés par les trafiquants, au risque des engins explosifs comme celui ayant entraîné la mort d'un de ses soldats le 2 novembre. Sauf que le G5 Sahel ne suit pas. Rinaldo Depagne étudie l'Afrique pour Crisis Group: «Les soldats, bien formés, sont tout à fait capables d'affronter les djihadistes ou les criminels. Mais leur encadrement est problématique et les gouvernements qu'ils représentent sont souvent détestés, car l'Etat n'apporte rien dans les villages.»
S'y ajoute le ressentiment néocolonialiste, selon un colonel burkinabé: «Les Français espèrent que nos soldats vont retourner leurs armes contre nos concitoyens des zones sahéliennes. Au nom de quoi? Les points d'eau, les pâturages, les bourgs n'y sont pas sécurisés. Les Européens devraient ouvrir les yeux: le tout sécuritaire aboutit d'abord à jeter sur les routes des milliers de migrants. Vous n'avez tiré aucune leçon de l'implosion de la Libye.» A Dakar, un officier supérieur français nous l'a avoué: «700 millions d'euros de budget annuel pour «Barkhane». 430 millions pour la force G5 Sahel, 20000 soldats réguliers, entraînés, contre quelques milliers de soi-disant djihadistes… Cette guerre asymétrique dit l'effondrement de ces pays et de ces sociétés. Le problème est que nous n'avons aucune autre solution.» ▅
«Vous, les Européens, n’avez tiré aucune leçon de l’implosion de la Libye»
UN COLONEL BURKINABÉ