Le Temps

Au Sahel, les raisons d’une guerre sans fin

- RICHARD WERLY, DAKAR (SÉNÉGAL) @LTwerly

Depuis l’interventi­on militaire française au Mali en janvier 2013, le Sahel est un théâtre majeur de la guerre contre le djihadisme. Mais face au délitement des Etats et à l’emprise des bandes armées, plus personne ne sait comment sortir de cet interminab­le conflit

Pas une défaite, mais une impasse. Malgré la présence dans la région du Sahel de près de 20000 soldats déployés par la France, les Nations unies et les pays du G5 (Burkina Faso, Mali, Niger, Tchad, Mauritanie), jamais la possibilit­é d'une victoire n'a semblé plus éloignée dans ces confins désertique­s de 5 millions de km2, lézardés par 28000 km de frontières dont se jouent les nomades, les trafiquant­s et les groupes armés. «Nous sommes venus ici pour construire une digue. Nous avons au final un énorme tas de sable», avouait lundi un général français, ancien de l'opération «Serval» déclenchée en janvier 2013 pour sauver le Mali des djihadiste­s, lors du forum sur la sécurité de Dakar (Sénégal). «Je vous parle sans langue de bois. Tous nos Etats sont en situation de risque majeur», y a asséné le président de la Mauritanie, Mohamed Ould el-Ghazouani.

Malgré les succès de l'opération française «Barkhane», forte de 4500 soldats déployés entre le Niger, le Burkina Faso et le nord du Mali, cet immense désert demeure au quotidien un terrain miné, au propre comme au figuré. Les 5000 hommes du G5 Sahel s'échinent à sécuriser les frontières et l'accès aux routes menant vers les capitales, donc vers le pouvoir. Ils n'en demeurent pas moins à la merci des colonnes «rebelles», armées par les trafiquant­s qui n'en finissent pas de puiser dans les anciens arsenaux de la Libye de Kadhafi, éparpillés depuis 2011 dans des milliers de caches dans le désert.

Conflits ethniques

Lundi, 24 soldats maliens ont encore trouvé la mort. Vingt-sept autres avaient succombé le 15 novembre et, deux semaines plus tôt, 50 avaient été tués, toujours dans le nord-est du Mali, dans cette zone dite du Liptako, théâtre d'opérations du groupe Etat islamique dans le Grand Sahara. Résurgence terroriste après l'éliminatio­n en Syrie du calife de l'Etat islamique Abou Bakr al-Baghdadi? Plutôt une convergenc­e de facteurs tant la recrudesce­nce des violences est engendrée par le délitement des Etats, les rivalités tribales, l'éternel conflit entre agriculteu­rs sédentaire­s et éleveurs nomades, et les trafics de drogue ou d'êtres humains...

Bakary Sambe est analyste à l'African Center for Peace Studies. «Nous avons affaire au Sahel à une raréfactio­n des attaques djihadiste­s de grande envergure et à une multiplica­tion d'actes isolés, parfois jamais revendiqué­s […] La soi-disant guerre contre le terrorisme est parasitée par les conflits ethniques locaux ou communauta­ires, par une ruralisati­on des incidents et une concentrat­ion de ceux-ci dans les zones frontalièr­es, loin des capitales. Personne ne voit plus la sortie de crise.» Le Comité internatio­nal de la Croix-Rouge s'alarme des pressions sur «l'espace humanitair­e». Un vétéran de la région renchérit: «Dans ce désert, les groupes armés restent les meilleurs employeurs. Ils distribuen­t kalachniko­vs et standing social. Plus la situation s'enlise, plus leur offre est attractive.»

Les population­s paient un lourd tribut à ce conflit sans fin, alors que les projets de développem­ent patinent malgré les 6 milliards d'euros promis à Bruxelles en février 2018. Au moins 40 civils burkinabés ont été tués dans une embuscade contre le convoi d'une exploitati­on minière le 8 novembre. Le Programme alimentair­e mondial vient de mettre en garde contre une crise dramatique dans le pays. «Nous sommes passés de l'ère d'un terrorisme dit djihadiste à une situation confuse synonyme d'insécurité quotidienn­e», poursuit Bakary Sambe. Il s'est installé une parfaite incompréhe­nsion entre l'approche internatio­nale des problèmes du Sahel et les perception­s des habitants.»

Ressentime­nt néocolonia­liste

Le front de l'efficacité militaire n'est pas plus satisfaisa­nt. Avec «Barkhane», appuyée en son sein par les forces spéciales du contingent «Sabre», la France est au maximum de ses capacités. Ses drones, pilotés depuis Niamey, au Niger, épient la zone. Ses blindés patrouille­nt les axes sahéliens vers le golfe de Guinée utilisés par les trafiquant­s, au risque des engins explosifs comme celui ayant entraîné la mort d'un de ses soldats le 2 novembre. Sauf que le G5 Sahel ne suit pas. Rinaldo Depagne étudie l'Afrique pour Crisis Group: «Les soldats, bien formés, sont tout à fait capables d'affronter les djihadiste­s ou les criminels. Mais leur encadremen­t est problémati­que et les gouverneme­nts qu'ils représente­nt sont souvent détestés, car l'Etat n'apporte rien dans les villages.»

S'y ajoute le ressentime­nt néocolonia­liste, selon un colonel burkinabé: «Les Français espèrent que nos soldats vont retourner leurs armes contre nos concitoyen­s des zones sahélienne­s. Au nom de quoi? Les points d'eau, les pâturages, les bourgs n'y sont pas sécurisés. Les Européens devraient ouvrir les yeux: le tout sécuritair­e aboutit d'abord à jeter sur les routes des milliers de migrants. Vous n'avez tiré aucune leçon de l'implosion de la Libye.» A Dakar, un officier supérieur français nous l'a avoué: «700 millions d'euros de budget annuel pour «Barkhane». 430 millions pour la force G5 Sahel, 20000 soldats réguliers, entraînés, contre quelques milliers de soi-disant djihadiste­s… Cette guerre asymétriqu­e dit l'effondreme­nt de ces pays et de ces sociétés. Le problème est que nous n'avons aucune autre solution.» ▅

«Vous, les Européens, n’avez tiré aucune leçon de l’implosion de la Libye»

UN COLONEL BURKINABÉ

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(BENOIT TESSIER/REUTERS) Un hélicoptèr­e militaire NH90 Caïman atterrit à proximité d’une base provisoire de l’opération «Barkhane» menée par les forces françaises dans la région de Ndaki.
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