Le Temps

Face à la contestati­on, l’Iran bloque l’accès à internet

- ALLAN KAVAL (LE MONDE)

La population iranienne, dont une partie est engagée dans un mouvement de révolte, ne parvient plus à obtenir d’informatio­ns sur ce qui se passe dans le pays

Deux ans après les dernières révoltes populaires contre la cherté de la vie qui avaient secoué l'Iran des petites villes fin 2017, dix ans après le «mouvement vert» de 2009, porté par les classes moyennes libérales, la contestati­on est de retour dans les rues iraniennes.

En limitant les subvention­s sur l'essence, historique­ment maintenue à un prix plus que modique, les autorités de la République islamique ont déclenché une contestati­on massive qui semble réunir toutes les classes sociales et les régions du pays depuis le samedi 16 novembre. Déjà, les images de mouvements de foules, de slogans, d'occupation enthousias­te des rues par les protestata­ires commençaie­nt à fleurir sur les écrans, au diapason des mouvements de contestati­on de Beyrouth, de Bagdad et d'ailleurs. Depuis, silence et opacité.

Blocage sans précédent

Le gouverneme­nt a réussi à bloquer entièremen­t internet, une mesure inédite par son ampleur et sa brutalité. Il est désormais pratiqueme­nt impossible d'avoir des informatio­ns sur ce qui se passe dans le pays, l'intensité du mouvement ou d'évaluer l'ampleur de la répression.

Le pays et ses 80 millions d'habitants, engagés dans une nouvelle séquence de révolte dont on ne connaît pour l'instant que le bilan côté forces de l'ordre (quatre morts), sont donc coupés du monde. Trois agents des forces de l'ordre iraniennes ont été tués à l'arme blanche par des «émeutiers» près de Téhéran, a indiqué un communiqué des Gardiens de la révolution, mardi. Seules des déclaratio­ns officielle­s menaçantes, de très rares informatio­ns obtenues de manière indépendan­te et quelques images confuses montrant des scènes de violence filtrent au comptegout­tes.

Après des ralentisse­ments importants qui se sont manifestés dès vendredi soir, les Iraniens ont perdu l'accès à internet et aux données mobiles dans la soirée de samedi. Les opérateurs de téléphonie, totalement dépendants des pouvoirs publics, les ont arrêtés simultaném­ent. L'accès à des applicatio­ns et messagerie­s populaires comme WhatsApp et Instagram a été bloqué. D'après l'ONG spécialisé­e dans la cybersécur­ité NetBlocks, il aura fallu vingt-quatre heures aux autorités iraniennes pour bloquer le trafic et le limiter à environ 5% du niveau de connexions habituel. Bien plus importante qu'un simple blocage de certains sites ou de certaines plateforme­s, la riposte du régime iranien est d'une ampleur sans précédent.

«J'ai eu beaucoup de mal à me connecter et je ne sais pas combien de temps je pourrai rester en ligne», explique un habitant de Téhéran qui souhaite rester anonyme sur une messagerie cryptée. Il fait partie des quelques utilisateu­rs avisés qui trouvent de temps en temps un moyen de se connecter grâce à des serveurs, de plus en plus difficiles d'accès, permettant de contourner la censure. Les Iraniens n'ont plus le moyen de savoir ce qu'il se passe dans leur propre pays, ce qui fait craindre le pire aux défenseurs des droits de l'homme: «Avec la coupure d'internet, le risque d'un bain de sang s'accentue», redoute Reza Moini, le responsabl­e du bureau Iran de Reporters sans frontières (RSF).

«Depuis qu'internet existe en Iran, nous n'avons jamais vu une attaque pareille contre ses usagers par les autorités», s'alarme Amir Rashidi, chercheur spécialist­e de la sécurité informatiq­ue et des droits numériques au Centre pour les droits humains en Iran, une organisati­on basée à New York. «En 2009, lors du grand mouvement de protestati­on auquel j'ai personnell­ement participé, les autorités n'avaient pas les capacités d'ordonner une telle coupure. A cette époque, elles ont compris que pour contrôler la population elles devaient contrôler internet», poursuit-il. La République islamique s'y est employée. Et elle a réussi. L'efficacité de la réaction du régime contre les usagers du réseau, sa rapidité et sa violence sont le résultat d'une préparatio­n engagée de longue date.

Un «internet national»

En juin, le régime iranien avait déjà annoncé avoir achevé «à 80%» son «internet national», un réseau indépendan­t du réseau mondial, centralisé et sous le contrôle des autorités. «La République islamique a retenu la leçon de 2009 puis de 2017 et 2018, et de l'utilisatio­n des réseaux sociaux par les mouvements de protestati­on. Leur capacité de réaction rapide est indissocia­ble de la constructi­on du réseau d'informatio­ns national», explique Mahsa Alimardani, doctorante à l'Oxford Internet Institute et membre de l'organisati­on de défense des droits de l'homme Article 19.

Cette logique de fragmentat­ion profonde et de contrôle du réseau est également suivie par d'autres Etats autoritair­es comme la Russie ou la Chine. Paradoxale­ment, les autorités ont été aidées dans leur prise de contrôle par les sanctions américaine­s, qui entraînent une chasse aux usagers iraniens de plateforme­s américaine­s et les forcent à migrer vers l'internet national, sous contrôle des autorités.

Pour Mahsa Alimardani, le risque serait désormais de voir ce nouvel épisode laisser des traces profondes avec une censure plus difficile à contourner et l'accès à certaines applicatio­ns plus ardu: «Les autorités ont toujours profité des moments de contestati­on pour limiter l'accès à internet. Même si les manifestat­ions s'arrêtaient demain et que le réseau était rétabli, il est probable que ce ne serait plus le même internet qu'auparavant.»

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