Shérif, tu ne me fais pas peur
Primé au dernier Festival de Cannes, le premier long métrage de Ladj Ly propose une plongée spectaculaire dans une banlieue sous tension. Vingt-quatre ans après le fondateur «La Haine», «Les Misérables» provoque le même électrochoc
La rue est une fête. Des gens de tous les âges, de toutes les confessions, de tous les milieux sociaux reprennent en choeur La Marseillaise. Les Champs-Elysées sont envahis par une foule en liesse, aucun «gilet jaune» ne pointe encore à l’horizon. Ce 15 juillet 2018, l’équipe de France de football a décroché sa deuxième étoile. Les Bleus sont champions du monde, tout un peuple semble uni. On le sait bien, l’union fait la force. C’est d’ailleurs ce que dira cette divisionnaire de la Brigade anti-criminalité (BAC) de Montfermeil – en Seine-Saint-Denis – au moment de présenter Stéphane, fraîchement arrivé de la paisible Normandie, à ses deux futurs coéquipiers: «J’en appelle à votre esprit d’équipe, à la cohésion. Sans cohésion, pas d’équipe. Et sans équipe, on est seul.»
Chris et Gwada, piliers de la BAC, connaissent parfaitement la réalité de la banlieue, ces jeunes qui jour après jour les cherchent, les provoquent, attendent un dérapage. Ces deux flics robustes se savent en territoire ennemi. Parfois, ils ont peur, craignent pour leur intégrité physique. Alors ils jouent aux durs, usent de la menace pour se faire un tant soit peu respecter, tentent de trouver leur place, entre une police de proximité et répressive. Stéphane, lui, va leur opposer le respect en guise de principe suprême. Il ne connaît pas, encore, la réalité de la banlieue.
Issa et le lionceau
En mai dernier, à Cannes, Les Misérables a fait sensation. Son auteur, Ladj Ly, est reparti de la Croisette avec un mérité Prix du jury. A 39 ans, il signe son premier long métrage. Cofondateur en 1994 du collectif d’activistes cinématographiques Kourtrajmé, il avait réalisé il y a deux ans un court métrage déjà intitulé Les Misérables – parce que l’intrigue du classique de Victor Hugo, au-delà des liens thématiques évidents entre ces deux drames sociaux, se passe en partie à Montfermeil. Pour cette petite fiction en guise de brouillon, et qui sera nommée aux Césars, Ladj Ly s’était inspiré de sa
La tension va progressivement crescendo, on sent l’implosion venir, le point de nonretour approche fatalement
propre histoire. Celle d’un jeune de Seine-Saint-Denis qui, témoin un jour de violences policières, filma la scène. Convoqué par la police, il finira par leur donner sa cassette vidéo. Non sans en avoir fait une copie que diffusera finalement le site Rue89. La surveillance de possibles bavures par de simples citoyens a désormais un nom: Copwatch.
Ne pas juger
Le long métrage de Ladj Ly s’articule autour du même point de bascule qui était au coeur de son court. Alors qu’ils recherchent Issa, un jeune garçon ayant volé un lionceau dans un cirque tenu par des Gitans, Stéphane, Chris et Gwada se retrouvent pris à partie, encerclés par une horde d’ados. Le jeune Issa est soudainement assommé par une flashball tirée à bout portant – un geste qui semble disproportionné, ou du moins intempestif. Un des potes d’Issa, Buzz, a filmé la scène à l’aide d’un drone. Pour Chris et Gwada, récupérer l’engin compte plus que la santé du jeune blessé. Stéphane estime au contraire que tout acte a ses conséquences, et qu’il convient de les assumer.
Les Misérables, qui reprend quasiment les unités de temps, de lieu et d’action du théâtre classique, propose une formidable montée dramatique. La tension va progressivement crescendo, on sent l’implosion venir, le point de non-retour approche fatalement. Il y a vingt-quatre ans, le fondateur La Haine, de Mathieu Kassovitz, était un film sur la banlieue. Il y avait dans ce pamphlet à l’approche maniériste quelque chose de l’ordre de la révélation. Une partie du public découvrait qu’en dehors des murs de Paris, il y avait une vie, et qu’elle n’était pas rose.
Les Misérables, qui provoque le même choc, est un film de banlieue. Il s’agit plus d’une immersion, à la manière d’un reportage embarqué. Le spectateur, au final, est comme le drone de Buzz: il voit tout, il n’oubliera rien, mais ne juge pas. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre la police, de comprendre ou de dénoncer la violence sourde de ces jeunes livrés à eux-mêmes. Il s’agit simplement de constater qu’il y a un malaise, qu’une fracture sociale est là, béante.
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VVV de Ladj Ly (France, 2019), avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djebril Zonga, Issa Perica, Steve Tientcheu, 1h43.