Le Temps

«La notion d’indépendan­ce m’a toujours habité»

Le procureur général Olivier Jornot est candidat à sa propre succession. L’élection des magistrats judiciaire­s, fixée au printemps 2020, tombe au moment où le canton est secoué par «les affaires» et par des tensions entre pouvoirs

- PROPOS RECUEILLIS PAR FATI MANSOUR @fatimansou­r

Candidat à sa propre succession, le procureur général du canton de Genève, Olivier Jornot, revient sur les «affaires » politiques qui ont marqué la fin de son mandat, l’enjeu de l’indépendan­ce pour le troisième pouvoir et les dossiers sensibles. Il explique aussi pourquoi, malgré les tensions et une charge de travail conséquent­e, sa fonction continue à le passionner.

C’était attendu. Olivier Jornot souhaite rester le patron du troisième pouvoir. Ce mercredi, le procureur général a informé son parti (et les médias) de son intention de solliciter un nouveau mandat à la tête du Ministère public genevois. L’assemblée des délégués du PLR sera appelée, fin novembre, à adouber son candidat. Le premier tour des élections judiciaire­s est fixé au 26 avril 2020. Si aucun autre prétendant ne vient briguer la charge, l’élection se fera de manière tacite. A l’inverse, si un rival sort du bois d’ici au 3 février, date limite du dépôt des candidatur­es, le peuple sera appelé à trancher. Cette échéance intervient alors que le canton est secoué par l’affaire Maudet et par une série d’autres procédures sensibles. En première ligne dans les dossiers délicats, intransige­ant envers les dérapages policiers, respecté mais craint au sein du parquet, Olivier Jornot répond aux questions du Temps.

Déjà huit ans passés à la tête du parquet et vous voulez repartir pour six ans. C’est le goût du pouvoir? C’est en tout cas le goût pour la fonction. Mes prédécesse­urs ont sollicité un second mandat et il me semble raisonnabl­e de pouvoir exercer cette charge sur une certaine durée. Mais je ne me serais pas représenté si je ne la trouvais pas passionnan­te et très diversifié­e.

En parlant de pouvoir, les affaires récentes, impliquant des personnali­tés politiques du canton, ont été l’occasion d’affirmer l’indépendan­ce du pouvoir judiciaire. C’est un principe auquel vous êtes attaché? Beaucoup. En tant que procureur général, on est d’emblée confronté à cet enjeu. J’ai voulu développer la coopératio­n avec les autorités et les administra­tions et ce sont les autorités qui votent nos budgets. Dans le même temps, il faut garder une certaine distance. Cette notion d’indépendan­ce du troisième pouvoir m’a donc toujours habité et a connu des développem­ents particulie­rs à la faveur des affaires récentes. C’est bien parce que le terreau était clair qu’on a pu gérer ces procédures aussi justement que possible. Et si certains se posaient la question de ma trop grande proximité avec des élus, ils ont eu leur réponse.

L’affaire Maudet, la convocatio­n de Serge Dal Busco, les notes de frais des magistrats de la ville de Genève, tous ces dossiers ont marqué la fin de votre mandat d’une manière tout de même assez particuliè­re… La situation est paradoxale. Quand j’ai été élu à cette fonction, certains craignaien­t mon ancienne casquette de député et ma trop grande proximité avec le monde politique. Ces derniers temps, j’ai entendu un reproche inverse selon lequel je m’attaquerai­s spécifique­ment au monde politique. Les deux sont infondés. Un certain nombre d’enquêtes de police et d’investigat­ions de la Cour des comptes ont provoqué cette accumulati­on qui n’était pas le fruit d’une décision. Même si j’ai dû parfois défendre mon action, les enquêtes se font sans pression et sans guerre entre institutio­ns, ce qui démontre la solidité du système.

Il y a six ans, l’avocat Pierre Bayenet s’était présenté contre vous en raison notamment de votre politique pénale très répressive vis-à-vis de la délinquanc­e de rue. Aujourd’hui, on vous entend en audience défendre des Roms et des sans-papiers qui ont été malmenés par des agents de sécurité publique. C’est le monde à l’envers, non? Etes-vous devenu un procureur général de gauche? (Rires.) La fonction de procureur général implique de faire appliquer la loi pour tous, et donc aussi pour l’agent qui commet un abus d’autorité. Le fond de ma politique pénale n’a pas changé même si certains éléments font moins débat qu’auparavant. Je continue à prôner la fermeté par rapport à la délinquanc­e génératric­e d’insécurité. L’idée que l’on puisse mener une politique volontaris­te à la fois en matière de grande délinquanc­e financière et en matière de sécurité est désormais mieux comprise.

Parmi les dossiers sensibles, il y a aussi les affaires visant les policiers. Ceux-ci estiment que vous vous montrez trop sévère envers eux. C’est vrai? Quand j’étais avocat, j’ai défendu des policiers. Comme politique, j’ai toujours été du côté des forces de l’ordre. En tant que procureur général, je n’ai pas changé ma vision du monde. Mais je me dois de traiter moi-même, et donc aussi d’instruire ces affaires, ce qui donne une certaine visibilité à mon action. De plus, les nouvelles règles de Via Sicura sont entrées en vigueur au cours de mon mandat. Tout cela fait que, de façon assez paradoxale, je peux apparaître comme un procureur général qui s’intéresse beaucoup à eux. Etant donné que j’ai une haute idée de la police, de ses objectifs, de ses valeurs et des qualités attendues chez ses membres, je suis encore moins enclin à fermer les yeux sur des dérapages.

Souhaiteri­ez-vous qu’un adversaire s’annonce à nouveau et ouvre ainsi la voie à une élection devant le peuple? Je ne l’appelle pas de mes voeux mais je ne la crains pas non plus. L’onction populaire, je l’ai déjà obtenue une fois. Une nouvelle élection populaire n’est pas indispensa­ble à l’exercice de ma fonction. Bernard Bertossa avait lui aussi été réélu tacitement pour son second mandat.

Il y a une vague de procureurs qui quittent le Ministère public pour d’autres juridictio­ns. Comment expliquer ces départs? Etes-vous un chef trop autoritair­e? Les départs sont nombreux – un quart de l’effectif cette année – et s’expliquent par le fait que le parquet reste la porte d’entrée dans la magistratu­re. A cela s’ajoute le caractère très astreignan­t de la fonction. Il y a beaucoup de permanence­s,

«Un sujet qui me tient à coeur pour le futur, c’est celui de la dématérial­isation de la justice»

beaucoup de tensions et beaucoup de travail. Au bout d’un moment, les procureurs peuvent avoir envie de faire autre chose. Pour ma part, j’interviens de façon claire dans l’organisati­on de la maison en fixant des règles, des pratiques, des méthodes de travail et des objectifs à atteindre. En revanche, dans la vie quotidienn­e, je fiche une paix royale aux procureurs tant dans le traitement des dossiers que dans leur organisati­on et leur façon de travailler. Il y a un cadre à respecter mais l’indépendan­ce de chaque magistrat est très large.

Avez-vous des objectifs particulie­rs pour ce nouveau mandat? La justice apparaît comme très statique mais, en réalité, tout bouge tout le temps. Il suffit d’un arrêt du Tribunal fédéral sur une question de procédure pour chambouler les habitudes et susciter une adaptation. La direction du Ministère public doit régler de nouveaux problèmes en permanence. On n’est jamais tranquille. Si je dois citer un sujet qui me tient à coeur pour le futur, c’est celui de la dématérial­isation de la justice. Je fais partie du comité de pilotage national de ce projet qui va radicaleme­nt changer notre façon de travailler.

 ?? (DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS) ?? Olivier Jornot: «Au Ministère public, il y a beaucoup de permanence­s, beaucoup de tensions et beaucoup de travail.»
(DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS) Olivier Jornot: «Au Ministère public, il y a beaucoup de permanence­s, beaucoup de tensions et beaucoup de travail.»

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