Le Temps

Deux «vérités» sur l’Elysée et la République

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

On comprend mieux, à la lecture de Ce qu’ils ne veulent pas que je dise (Ed. Plon) pourquoi Alexandre Benalla avait – c'est sa version – fini par se rendre insupporta­ble à la caste des hauts fonctionna­ires qui régente les sommets de la République. Tout, dans les Mémoires de ce jeune homme de 28 ans, au centre de «la» polémique politique de 2018, respire l'habileté et une assurance proche de l'insolence.

Habile Alexandre, qui n'a pas son pareil pour exfiltrer le candidat Macron d'une situation compliquée à Marseille, où les taxis en colère menaçaient de le bloquer dans les locaux du quotidien La Provence. Habile Alexandre qui, sur demande expresse du couple présidenti­el désireux de vivre un court moment de normalité, arrange la venue de Brigitte et Emmanuel Macron dans un cinéma, une fois le film entamé. La débrouilla­rdise du gaillard, formé à l'école du service d'ordre du Parti socialiste, ne fait guère de doute. Mais pour le reste, son récit est d'abord taillé pour sa légende. On se demande même, une fois refermé l'ouvrage, comment l'Elysée peut fonctionne­r sans lui…

A vrai dire, il y a du Emmanuel Macron dans Alexandre Benalla. Ce qui n'est guère étonnant, vu le culte que voue l'intéressé au «patron» avec lequel il reconnaît, page 74, un quasi-coup de foudre. Jugez plutôt: «Direct, le regard droit planté dans mes yeux, la poignée ferme et franche, il se passe chez moi un truc immédiat. Le contact est total. Je sais que je vais le suivre…» On y est.

Nicolas Sarkozy avait sa «firme» constituée de fidèles, souvent vétérans de la vie politique, pour partir à l'assaut de l'Elysée en 2007. Macron, lui, a eu sa «bande». Un groupe plus amateur, une ossature moins constituée, une quasi-absence de technocrat­es expériment­és dans le premier cercle. Alexandre Benalla apparaît dans son livre comme l'archétype de ces hussards macroniens que l'on retrouve, depuis deux ans et demi – le tournant de la moitié du quinquenna­t a eu lieu en novembre – sur les cimes du pouvoir: ex-aficionado du PS en mal de carrière, sympa, sans réelle conviction politique, animé par une soif de carrière et de reconnaiss­ance inextingui­ble. Pas étonnant qu'au bout du compte, l'ex-chef de cabinet adjoint à la présidence se soit retrouvé le 1er mai 2018 en train de ceinturer un manifestan­t violent avec un brassard de police, alors qu'il n'est pas policier. La perte de repères était inscrite dans l'aventure.

Des repères justement, René Dosière en a. L'ancien député de l'Aisne connaît par coeur son monde rural, sa ville de Laon (où nous l'avions rencontré), ses paysans, leurs soucis et leurs envies. Opposer Dosière à Benalla serait facile et nous ne le ferons pas. Les deux hommes viennent de deux univers aux antipodes et l'ex-collaborat­eur d'Emmanuel Macron fera peut-être un jour un bon élu, puisqu'il martèle son intention (relayée par des médias ravis de surfer sur la vaguelette à scandale) de se présenter en mars 2020 aux municipale­s à Saint-Denis, au nord de Paris.

L'ex-parlementa­ire picard aime, lui, les chiffres et les lois. Il scrute depuis des années la gestion du budget présidenti­el, soit 110,5 millions d'euros annuels en 2018. Sa vérité n'est pas celle d'un bricoleur du service d'ordre. Mais il ne digère pas, comme Benalla, les filouterie­s des énarques et autres bureaucrat­es, hier maîtres dans l'art de distribuer des emplois fictifs et de signer des «contrats opaques et fastes». Avec, en arrière-plan, cette ignorance bureaucrat­ique à la française, résultat de l'habituel labyrinthe administra­tif: «Le silence de l'Elysée à communique­r sur ses effectifs, écrit René Dosière, s'expliquait tout simplement par le fait que la présidence ignorait leur nombre, situation qu'elle ne pouvait alors rendre publique.» Faites ce que je dis, pas ce que je fais…

Frais de palais, son ouvrage consacré à la «vérité sur les dépenses de l'Elysée» (Ed. de l'Observatoi­re) est un condensé, version comptable, des moeurs politiques françaises. Tout y est approximat­if et vertical, c'est-à-dire tributaire des envies de celui que ses concitoyen­s ont, depuis 1965, élu pour sept ans, puis cinq ans à la tête du pays. René Dosière dissèque les chiffres et refuse constammen­t la polémique. Il raconte. Il montre combien, en France, contrôler l'exécutif est une mission presque impossible. «A défaut de choisir son cadre de vie – même le général de Gaulle n'y est pas parvenu –, il revient au président de la République d'inventer une forme de modestie et d'humanité qui pourrait caractéris­er le modèle français d'exercice du pouvoir», recommande l'ex-député. Un modèle redouté par les énarques-marquis. Comme par les émules d'Alexandre Benalla.

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