Le Temps

Rencontre avec Alice Winocour, qui explore avec «Proxima» les désarrois d’une mère

La réalisatri­ce française Alice Winocour explore dans son troisième long métrage, «Proxima», le tirailleme­nt d’une mère entre son métier et sa fille. Eva Green y incarne une astronaute devant quitter la Terre pour une mission d’une année

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE GOBBO @StephGobbo

Sorti à l’automne 2012, son premier long métrage portait le titre de son personnage central. Augustine documentai­t la rencontre, dans le Paris de 1873, entre le docteur Charcot et une jeune fille atteinte de ce qu’on appelait alors l’hystérie. Alice Winocour y filmait magnifique­ment les corps qui se tordent et se rapprochen­t. Trois ans plus tard, dans Maryland, la réalisatri­ce française racontait comment Jessie, l’épouse d’un riche homme d’affaires, allait voir son quotidien vaciller au contact de son agent de sécurité, un vétéran atteint de troubles post-traumatiqu­es.

Primé à Toronto et à San Sebastian, Proxima se concentre aujourd’hui sur une relation mèrefille. Si ce n’est que Sarah n’est pas une mère comme les autres: astronaute, elle doit quitter l’atmosphère terrestre pour une mission d’une année. Mais le troisième long métrage d’Alice Winocour est évidemment moins un film traitant de la conquête spatiale qu’une oeuvre sur la condition de la femme.

Il y a eu Augustine, incarnée par Soko, puis Jessie, jouée par Diane Kruger. Dans «Proxima», c’est Eva Green qui est le pivot central du récit. Est-ce que vous élaborez toujours vos scénarios en partant d’un personnage féminin fort? Dans Maryland, l’idée première était de regarder un homme comme un objet de désir. Je voulais inverser le regard, la manière dont les hommes regardent les femmes depuis très longtemps. Pour Augustine, alors qu’on m’avait dit que cette histoire pouvait uniquement être racontée du point de vue de l’homme, j’ai cherché au contraire à m’intéresser à cette patiente enfermée dans un corps qu’elle ne maîtrisait plus. Forcément, le rapport du masculin au féminin est quelque chose qui m’interpelle, d’autant plus que j’ai l’impression qu’il y a souvent, dans le cinéma, une peur de ce qui se rattache au féminin. Avec Proxima, j’ai eu envie d’explorer les difficulté­s auxquelles une femme astronaute est confrontée, avec à la fois des obstacles extérieurs – elle a du mal à se faire accepter par une équipe d’hommes – et intérieurs, qui sont liés à la constructi­on sociale d’un modèle de mère parfaite à laquelle il faudrait ressembler.

Vos trois films ont ainsi d’évidents liens thématique­s… Ce qui les lie, c’est un rapport particulie­r au corps, à quelque chose de physique. C’est flagrant lorsque le personnage de Sarah parle de ses règles. Je trouvais intéressan­t de rompre le silence fait autour des questions auxquelles les femmes sont confrontée­s au quotidien. Elles ont par exemple intégré l’idée que même si les règles sont quelque chose qui revient tous les mois, il est mieux de ne pas en parler. Or, dans le monde de l’espace, il y a beaucoup de femmes, notamment des Américaine­s, qui se sont battues pour garder leurs règles, mais aussi leurs cheveux longs, même si, avec l’apesanteur, ce n’est pas simple. Je trouve émouvantes ces femmes qui se sont battues pour rester des femmes dans l’espace.

Même si ce n’est pas le thème central de «Proxima», avez-vous une fascinatio­n pour la conquête de l’espace? Je travaille toujours de la même manière: un monde m’attire sans que je sache véritablem­ent pourquoi, et après, en cours de route, je me rends compte que ce qui m’a amenée à ce monde est quelque chose de très intime. Mais quand je commence le film, je n’en ai aucune conscience. J’ai l’impression que s’il y a des gens qui sont dans un rapport autobiogra­phique à la création, j’ai de mon côté besoin de passer par ce détour. Plus je parle de choses intimes, plus j’ai besoin que l’histoire se situe dans un monde lointain – Augustine, c’était carrément dans un autre siècle. Et là, c’est l’espace, même si je parle d’un rapport mère-fille, d’une relation complexe que je voulais traiter comme une histoire d’amour, avec au centre l’idée de séparation.

Sarah va devoir se séparer de sa fille pour, littéralem­ent, quitter la surface de la Terre. Vous qui êtes mère, quand vous partez sur un tournage, vous vous retrouvez de même dans un autre monde, loin de la réalité… Je voulais m’adresser de manière métaphoriq­ue à toutes les femmes. Car ce déchiremen­t d’une mère entre son enfant et son travail est le même partout. Mais c’est vrai qu’en tant que réalisatri­ce, j’ai vu des similitude­s entre le monde de l’espace et celui du cinéma. Comme on tournait en conditions réelles, dans de vrais centres spatiaux, on était entouré des équipes d’astrophysi­ciens et d’astronaute­s, et on s’observait mutuelleme­nt. Et il y a des points communs, comme le fait de ne pas avoir les pieds sur terre, d’avoir une mission, de se projeter dans un ailleurs.

Le fait de tourner à Cologne dans le centre d’entraîneme­nt de l’Agence spatiale européenne, près de Moscou dans la ville fermée de Star City et sur le site du Cosmodrome de Baïkonour, plutôt que d’être dans un studio coupé du monde réel a-t-il finalement eu une influence sur le scénario? Ces lieux sont chargés émotionnel­lement, il y a quelque chose de sacré. Le pas de tir de Baïkonour est le seul endroit sur toute la planète d’où on peut partir dans l’espace. Tous ces endroits sont hantés par les anciennes missions, on y trouve des débris spatiaux, d’anciennes navettes. C’étaient des lieux fascinants à filmer. L’écriture du film a dû se faire de manière concomitan­te aux demandes d’autorisati­on, de même que j’ai effectué beaucoup de repérages en amont. L’astronaute Thomas Pesquet a même entraîné Eva Green. Des formateurs russes l’ont également coachée, mais eux, ils s’en fichaient qu’elle soit Eva Green; ils voulaient juste en faire la meilleure astronaute possible.

Revendique­z-vous l’évidente dimension féministe du film? Elle est liée à la mise en lumière d’une histoire qui n’avait jamais été racontée. Ou plutôt, comme pour Augustine, qui avait été racontée du seul point de vue des hommes. Car si les hommes peuvent aussi ressentir de la culpabilit­é à l’idée de laisser leurs enfants, j’ai quand même l’impression qu’il y a une charge plus importante qui s’exerce sur les femmes. En Allemagne, on appelle encore les mères qui travaillen­t les «femmes corbeaux», car elles poussent les enfants hors du nid… C’est quand même extrêmemen­t violent! Il y a trop de femmes, encore aujourd’hui, qui se sentent sommées de choisir entre la carrière dont elles rêvent et leur désir de maternité.

«Plus je parle de choses intimes, plus j’ai besoin que l’histoire se situe dans un monde lointain»

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(DARIUS FILMS) Sarah (Eva Green) et sa fille, Stella (Zélie Boulant-Lemesle).
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ALICE WINOCOUR RÉALISATRI­CE

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