Feyenoord, histoire d’un club porté par la ferveur de ses supporters
Premier (et dernier) club néerlandais vainqueur sur la scène internationale, Feyenoord Rotterdam vit dans l’ombre de l’Ajax et du PSV. Seules la ferveur de son stade et la fidélité de ses supporters demeurent inégalables
Durant la phase de poule de la Ligue des champions, «Le Temps» rend visite à six anciens vainqueurs de la plus prestigieuse compétition européenne de clubs aujourd’hui tombés dans le rang, pour diverses raisons.
Il y a trois visites par jour, six jours par semaine sauf en cas de match, et le rendez-vous est fixé devant l’une des deux boutiques qui déclinent des produits dérivés dans toutes les tailles et pour tous les âges. Ce matin-là, une famille avec quatre enfants, un couple de retraités et deux adolescents ont payé une dizaine d’euros en moyenne pour visiter ce qui est un peu chez eux: De Kuip, le stade de Feyenoord Rotterdam. «Les fans viennent plus que les touristes. Il y a tout le temps du monde, au moins quelques personnes. On n’annule jamais», souligne sans s’en étonner Wim, le guide, la soixantaine émaciée par le rude vent du nord.
La veille au soir, Feyenoord a fait match nul contre Young Boys (1-1) en phase de poule de l’Europa League. Un moindre mal pour une équipe en crise, douzième seulement de l’Eredivisie et humiliée dix jours plus tôt à Amsterdam par l’Ajax (4-0). L’entraîneur Jaap Stam a plaidé coupable et Dick Advocaat a été chargé de défendre cette cause perdue. Les employés du stade tentent de balayer ce souvenir dans le rugissement des souffleuses électriques. Sur un siège traîne un exemplaire de Stadion Sport Nieuws, un programme de match non officiel vendu aux abords de De Kuip.
Deux jours plus tôt, nous avions rencontré Ron Zijlstra à La Haye. Dans sa petite imprimerie familiale, il imprime, édite et dirige Stadion Sport Nieuws, la plus ancienne revue sur Feyenoord, devenue un fanzine indépendant lorsque le club a voulu mettre la main sur le contenu éditorial. «Avec eux, tout va toujours bien! Nous, on écrit ce que l’on voit, il n’y a pas de censure», lance Ron, qui sort 27 numéros par an, aidé de deux pigistes, quatre chroniqueurs, un photographe et deux journalistes web. Son principal cheval de bataille: l’opposition au projet de nouveau stade qui doit remplacer De Kuip, érigé en 1937. «Pour mon père, ce journal était un travail. Pour moi, c’est un mode de vie», dit ce supporter d’allure sobre, presque austère, mais qui balance des punchlines à la minute: «Je n’aime pas le football, j’aime Feyenoord.» «Que l’équipe gagne ou perde, on veut que les joueurs se battent.» «Je n’ai pas envie de connaître les joueurs. Si j’en rencontrais un, je n’aurais rien à lui dire.» «Si le club change de stade, je n’irai plus aux matchs.»
Un stade iconique mais vétuste
Associer à ce point l’équipe, le stade et ses fans est typiquement Feyenoord. Cela remonte à l’époque où la puissance d’un club était proportionnelle au nombre de ses supporters. Comme le Real à Bernabeu, Benfica à l’Estadio da Luz, Celtic Glasgow au Celtic Park, De Kuip permettait à Feyenoord de posséder l’une des meilleures équipes du monde, vainqueur de la Coupe d’Europe des clubs champions en 1970 (contre le Celtic, 2-1 à Milan), de la Coupe intercontinentale la même année et de la Coupe UEFA en 1974. Avant l’Ajax de Johan Cruyff et Rinus Michels, il y a eu le Feyenoord d’Ernst Happel et «l’avènement des footballeurs-athlètes qui vont révolutionner le football et le monde», écrivent Jacques Thibert et Jean-Philippe Réthacker dans La Fabuleuse Histoire du football.
Ces riches heures sont représentées sur le mur d’un couloir situé à la sortie des vestiaires, sous la forme de peintures imitant aussi curieusement que maladroitement un marbre romain. Au moins le message est clair: ça date. Même pour des supporters qui ont en moyenne dépassé la quarantaine. «Sur les quarante dernières années, Ajax et PSV ont gagné le titre trente fois. Nous, quatre fois depuis 1985, cela fait une fois tous les dix ans», calculait la veille au soir, juste avant le match, Hans Penning, rencontré dans un café proche de la gare.
«La peur de De Kuip»
Dans sa famille, les hommes s’appellent Hans et supportent Feyenoord. Son père, Hans senior, venait aux matchs avec son oncle. A l’époque, il y avait aussi le Sparta, mais c’était plus loin à vélo, et Excelsior, qui avait une moins bonne équipe. Hans Penning senior a assisté au premier match en nocturne à De Kuip, en 1957. Hans Penning junior habite Amsterdam mais vient à chaque match et a longtemps fait les déplacements. «Mon abonnement de saison est la première chose que je me suis achetée avec mon propre argent, en 1989.» La situation actuelle le désole («Avant, on n’était pas bons mais on arrivait à finir troisièmes») mais ne l’inquiète pas outre mesure. «On a déjà connu ça, et même une banqueroute à la fin des années 1980. On est toujours revenus.»
Il n’est pas opposé au projet de nouveau stade, «indispensable pour rivaliser avec les grands clubs européens», et dont «on parlait déjà au moment de la candidature de la ville aux JO de 1992, puis lors de celle du pays à la Coupe du monde 2018». Non, ce qui l’embête vraiment, c’est que son fils n’est pas loin de préférer l’Ajax. Peut-être bien parce qu’il ne s’appelle pas Hans mais Niels. «Hans, ce n’est plus trop à la mode pour un jeune. Et Feyenoord non plus, soupire-t-il. Aucun joueur actuel ne serait titulaire à l’Ajax.»
La comparaison avec le rival d’Amsterdam est inévitable, constante. Une vieille photo dans un couloir menant aux anciens vestiaires, opposés à ceux utilisés actuellement, rappelle que Simon Tahamata, aujourd’hui scout de l’Ajax, a joué dans les deux clubs. L’ailier qui a fait connaître les Moluques à toute une génération d’amateurs de football nous rappelle quelques jours plus tard. «C’est vraiment très différent. Ajax veut des joueurs qui osent tout, Feyenoord des joueurs qui ne lâchent rien.» Une mentalité héritée de la guerre, dont Rotterdam sortit rasée par les bombardements. Aux Pays-Bas, des dictons courent sur la ville («La Haye pour vivre, Amsterdam pour sortir, Rotterdam pour travailler») et sur le club («You don’t support Feyenoord for fun»).
Heureusement, De Kuip reste le meilleur atout des pères de famille qui veulent transmettre le virus. «A 6 ans et demi, ça impressionne», se rassure Hans Penning. «Il y a dix ans, nous avons perdu 10-0 contre le PSV. Trois jours plus tard, contre VVV, le stade était plein et les joueurs applaudis. C’est ça, Feyenoord», lance fièrement Ron Zijlstra. A la mi-temps du match contre YB, Martijn Krabbendam, le spécialiste de Feyenoord pour Voetbal International, avait tenu à nuancer ce soutien inconditionnel. «Après la déroute contre l’Ajax, plusieurs centaines de fans attendaient les joueurs et ont sérieusement secoué le car. Plus généralement, il existe ici ce que l’on appelle «De Kuip fear»: une peur de jouer qui saisit parfois les nouvelles recrues, surtout celles qui viennent des petits clubs.» Cette semaine, le club vient de prendre une amende de l’UEFA et une interdiction de déplacement après les débordements de ses fans en ville de Berne.
«Le plus beau jour de ma vie»
A hauteur de pelouse, le stade surprend par ses premières rangées de tribunes latérales, montées sur tubulaires et comme ajoutées à la structure permanente. Il y a des sièges, sur lesquels tout le monde monte pour se tenir debout, formant une masse compacte et sombre, créant une chaleur épaisse, une promiscuité intimidante. S’y ajoutent les odeurs âcres de poudre et de fumigène, les chants qui résonnent sous la toiture métallique. Un spectacle unique en Europe du Nord.
Les joueurs y accèdent par une trappe située du côté de l’ancienne entrée principale, en haut d’un petit escalier de béton très raide et dangereux en crampons. C’est ici que se trouve le musée du club, ses coupes, son histoire. Bien qu’une réplique de «la coupe aux grandes oreilles» soit exposée, il y est assez peu question de la victoire de 1970. Et la visite du stade zappe complètement, juste à l’extérieur, la statue de Coen Moulijn, l’ailier virtuose des grandes années, surnommé «Mister Feyenoord». En fait, lorsque l’on parle de Coupe d’Europe, c’est à celle de 2002 que les Feijenoorders pensent. Pensez donc, une finale d’Europa League à De Kuip, contre le Borussia Dortmund.
Chaque supporter semble avoir une anecdote sur le sujet. «Internet n’était pas encore très développé et la vente de billets passait par les bureaux de tabac, les marchands de journaux, les postes, se souvient Hans Penning. A Rotterdam, des gens faisaient la queue deux jours avant. Des amis sont partis à l’autre bout du pays pour être sûrs d’en trouver. Moi, comme j’habitais Amsterdam, je suis juste allé au kiosque en bas de chez moi à 6h du matin, il n’y avait que deux ou trois personnes qui attendaient déjà.» «Ah, le 8 mai 2002, le plus beau jour de ma vie: doublé de van Hooijdonk et but de Tomasson», récite Ron Zijlstra. Quand je dis ça, ma fille me gronde: «Tu dois citer la date de ton mariage avec maman!» Mais si on me demande quel est le plus beau jour de ma vie, je réponds: le 8 mai 2002.»
La visite du stade se termine par un bon pour une boisson à la brasserie. Sur l’escalator, les deux ados du groupe n’en croient pas leurs yeux. C’est bien Dirk Kuyt, le capitaine lors du dernier titre en 2017, aujourd’hui entraîneur des jeunes sur les terrains voisins de Varkenoord, qui traîne dans le coin. On lui suggère l’idée de Feyenoord comme d’un «Dutch Liverpool», il n’est pas contre. «Ce sont deux villes portuaires où les gens ont une vie rude et se serrent les coudes dans les moments difficiles. Cela en fait deux clubs très spéciaux, très «émotionnels», avec une passion qui pousse les joueurs à se sublimer. Ce qui caractérise Feyenoord, c’est vraiment le soutien populaire, qui déborde largement des limites de Rotterdam.»
Capacité à bouillonner
Et qui déborde donc de la baignoire. De Kuip, en néerlandais. Car le stade le plus célèbre des Pays-Bas n’est connu que par son surnom, attribué autant pour sa forme que pour sa capacité à bouillonner une fois rempli. Il s’appelle en réalité «Stadion Feijenoord». On le voit lorsque, près de la station de tramway qui fait le lien avec le centre-ville, on observe un panneau avec le plan de situation. On remarque également que, comme Cruyff, Feyenoord s’écrit à la fois «ij» et «y». Ce fut longtemps leur seul point commun. Jusqu’à la saison 19831984, lorsqu’un Johan Cruyff fâché avec l’Ajax (ce qui lui arrivait périodiquement), qui lui refusait une dernière année de contrat à 36 ans, prit son téléphone et proposa ses services à Feyenoord. Malgré la colère des supporters, les dirigeants acceptèrent et Feyenoord, où débutait un certain Ruud Gullit, réussit le doublé Coupe-championnat. L’épisode est en bonne place au musée du club, moins dans le coeur des supporters. «Il l’a fait plus pour emmerder Ajax que pour nous, regrette Ron Zijlstra. J’ai pas mal d’amis qui refusent de comptabiliser ce titre dans le palmarès du club.» ▅
«Ce qui caractérise Feyenoord, c’est vraiment le soutien populaire, qui déborde largement des limites de Rotterdam»
DIRK KUYT, CAPITAINE LORS DU DERNIER TITRE DU CLUB EN 2017