Le Temps

La casserole, arme de contestati­on massive

- PROPOS RECUEILLIS PAR GUILLAUME CAREL @guillaume_carel

De la Colombie au Liban, du Chili à l’Algérie, les révoltes qui ont émaillé la planète ces dernières semaines ont un point commun: la casserole. C’est avec cet ustensile de cuisine que des manifestan­ts du monde entier crient désormais leur colère dans la rue. La pratique n’est pas nouvelle. Certains historiens la font remonter au Moyen-Age avec le charivari. Aujourd’hui, la casserole s’est même mise à l’heure 2.0 sous forme d’applicatio­n de téléphone. Un sociologue des conflits sociaux décrypte cette tendance.

Les révoltes du monde entier ont un point commun: la casserole. Du Chili au Liban, en passant par l’Algérie, les manifestan­ts se saisissent de cet ustensile de cuisine pour faire entendre leur voix

Ne sous-estimez pas les casseroles. Cet ustensile de cuisine, lorsqu'il est frappé avec une cuillère en bois, une spatule ou un fouet en inox, produit un bruit qu'aucun gouverneme­nt ne devrait ignorer. Ces dernières semaines, les rues de la Colombie, du Chili, du Liban ou de l'Algérie ont entendu résonner les concerts métallique­s des manifestan­ts accompagné­s de chants et de slogans révoltés. Des militants de l'Amérique latine entière se préparent dimanche prochain pour

SOCIOLOGUE

«Symbolique­ment, la casserole renvoie aux besoins de la population»

un grand cacerolazo, «casserolad­e» en français, en simultané.

La pratique est ancienne. Certains historiens la font remonter au Moyen Age avec le charivari. C'est au Chili, lors de protestati­ons de droite contre le président socialiste Allende en 1971, que la pratique est devenue populaire. La méthode est aujourd'hui globale. La casserole a même fait sa mise à jour 2.0 sous forme d'applicatio­n de téléphone. Elle est devenue instrument­ale de hiphop pour la rappeuse franco-chilienne Ana Tijoux qui s'en sert pour poser ses rimes sur son hit contestata­ire #Cacerolazo.

Marcos Ancelovici, sociologue des conflits sociaux à l'Université du Québec à Montréal, a largement étudié ce phénomène lors de la grève étudiante québécoise de 2012 et explique en quoi cet outil de cuisson est porteur de révolte.

Qu’est-ce qui fait que la casserole soit aussi populaire dans les manifestat­ions? Symbolique­ment, la casserole renvoie aux besoins de la population, à ses préoccupat­ions privées. Il y a une forme de transgress­ion lorsque la sphère privée débarque dans l'espace public. C'est plus qu'une simple interpella­tion de l'Etat. C'est la nature même du domestique qui résonne. Et puis, les casseroles font beaucoup de bruit! Au Chili, pendant un récent couvre-feu, les gens se sont installés à leurs fenêtres pour taper sur leurs casseroles. Ils ont pu participer à une mobilisati­on collective depuis chez eux.

Est-ce un phénomène nouveau? Non, pas vraiment. L'origine est difficile à retracer, mais c'est surtout sous le gouverneme­nt d'Allende au Chili que la pratique s'est popularisé­e. Initialeme­nt, ce sont des femmes de milieux aisés, de droite, qui sont sorties avec des casseroles dans la rue pour dénoncer les pénuries alimentair­es causées, prétendume­nt, par le gouverneme­nt socialiste. A ce moment-là, la casserole apparaît comme un symbole lié au rôle de la femme comme garante du foyer. Elle dénonce une mauvaise gestion gouverneme­ntale. Ce symbole sera repris durant l'ère Pinochet par les femmes des milieux populaires. Et à partir de là, il sera associé à la gauche et sera repris dans beaucoup d'autres mobilisati­ons, sans être lié à un pays et à une époque en particulie­r. Les réseaux sociaux ont probableme­nt favorisé la diffusion de la pratique à l'internatio­nal.

Au Québec, par exemple, les casseroles ont été utilisées lors d'une grève étudiante, la plus grosse mobilisati­on politique de l'histoire de notre région, pour dénoncer une loi qui restreigna­it la liberté de manifester. Dans ce contexte, la casserole n'était plus associée au besoin primaire de se nourrir, mais à une loi liberticid­e.

D'autres villes se sont mobilisées en soutien et on a pu voir des concerts de casseroles à Toronto, New York ou Paris.

Il existe désormais plusieurs applicatio­ns pour smartphone (iCacerolaz­o, Cassolada 2.0, etc.) qui reproduise­nt le bruit d’un concert de casserole. La casserolad­e digitale serait-elle plus efficace? J'espère qu'ils ont de bons haut-parleurs, parce qu'un téléphone fait beaucoup moins de bruit qu'une casserole (rires)! Ce n'est pas surprenant, ça suit la tendance actuelle. Pour qu'une pratique puisse être diffusée, elle doit être décontextu­alisée et standardis­ée. L'applicatio­n sur le téléphone, c'est le summum de la standardis­ation. N'importe qui peut se connecter et télécharge­r l'applicatio­n. L'avantage, c'est que la pratique peut se diffuser. L'inconvénie­nt, c'est que l'on finit par ne plus savoir d'où elle vient.

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MARCOS ANCELOVICI

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