Noël avant l’heure
On ne pratique pas le métier de journaliste pour être aimé. En témoignent les noms d'oiseaux qui définissent notre profession: «fouille-merde», «gratte-papier», «bourreur de crâne», «pisse-copie», «scribouillard», etc. Et il y a aussi ce dicton qui me plaît particulièrement et dit bien le scepticisme ambiant: «Journaliste est un métier formidable, à condition d'en sortir!» De fait, de nombreux ex-collègues ont suivi le conseil et sont allés garnir les rangs des communicants de nos responsables politiques ou de nos institutions pour, souvent, le meilleur de cette difficile fonction.
Ce qui est vrai pour le journaliste classique qui cherche à (r)établir une forme de vérité en préservant une juste distance avec le sujet, l'est encore plus pour le critique d'art et le chroniqueur. Ces spécialités, exercées avec sincérité et tranchant, génèrent souvent de l'hostilité. C'est que la vision du critique de cinéma, théâtre, musique, littérature, etc., ressemble encore beaucoup à celle du critique culinaire dans Ratatouille: un être solitaire, aigri et revanchard. Le mot, lui-même, pique et lorsque je me présente comme critique de théâtre à des inconnus, j'observe chaque fois comme un recul, un froid. Pareil pour la chronique. Cet exercice implique certains raccourcis qui peuvent laisser pantois. Mes billets sur la mendicité, le droit au suicide ou les 4x4 meurtriers ont, disons, un peu froissé. Je le comprends et le vis bien. On écrit, le lecteur réagit. S'il ne dérape pas, le débat est sain et constitue un des piliers de la démocratie.
Le journaliste se fait donc à l'idée qu'il n'est pas au top en matière de popularité. Dès lors, quand un épisode prend ce principe à revers, on est tout bouleversé. En septembre 2018, j'ai déploré dans une chronique le vol de mon vélo. Une réalité que les Genevois connaissent bien. J'étais d'autant plus triste que la bécane avait été customisée en rose par ma fille. Ô délices et enchantements: la semaine dernière, plus d'une année après, un lecteur attentif et bienveillant m'a offert le vélo rose de sa fille. Un fier destrier parfaitement vintage et en très bon état qui fonce sur le bitume.
En allant le chercher, j'étais ravie, mais aussi intimidée, car j'avais l'impression de briser la distance évoquée plus haut, cette barrière invisible qui fait que l'acte d'écriture reste abstrait. Prendre corps et, ici, prendre objet, modifie la relation avec le lecteur. Cette proximité, le nouveau journalisme, fabricant d'événements, la cultive désormais. Je salue la générosité de ce lecteur, Père Noël avant l'heure, et je me dis que ce contact, activement recherché par nos rédacteurs en chef aujourd'hui, permettra peut-être de désamorcer l'ancienne hostilité.
Un fier destrier parfaitement vintage et en très bon état