Le Temps

En Iran, internet révèle de nouveau la terreur

Les autorités ont organisé des manifestat­ions pro-régime, lundi, alors qu’émergeaien­t, grâce à la levée du blocage du réseau le 23 novembre, les noms des victimes. La répression de la contestati­on a fait au moins 143 morts

- GHAZAL GOLSHIRI (LE MONDE)

Après la répression sanglante, voici venu le temps de la démonstrat­ion de force dans la rue. Pour répondre à l'importante vague de contestati­on dans le pays, les autorités iraniennes ont invité leurs partisans à investir à leur tour les rues, lundi 25 novembre, pour dénoncer «le saccage des biens publics et privés» et «l'ingérence de l'étranger» par les opposants au régime. La répression des heurts qui ont suivi l'annonce de la hausse des prix de l'essence, le 15 novembre, aurait causé la mort d'au moins 143 personnes. Le nombre de personnes interpellé­es pourrait atteindre 4000, voire 7000, à en croire un député iranien.

«Le message de la manifestat­ion d'aujourd'hui est que nous réglons nous-mêmes nos problèmes et que nous n'avons guère besoin des étrangers. Je remercie le peuple d'avoir séparé sa voix de celle des contestata­ires», a martelé Mohsen Rezaï, le chef adjoint du Conseil de discerneme­nt des intérêts de la République (qui légifère par décret sur les questions urgentes) alors que les manifestan­ts pro-régime scandaient: «A bas les auteurs de sédition.»

Quelques heures plus tôt, le porte-parole du Ministère des affaires étrangères, Abbas Moussavi, était allé encore plus loin en qualifiant les manifestan­ts de ce lundi de «vraies gens», invitant les pays étrangers à les regarder de près.

Les «vraies gens» face aux autres, c'est-à-dire les contestata­ires, ceux qui ont été dans la rue et ceux qui sont aujourd'hui en colère contre la violente répression entreprise par Téhéran. Depuis la levée du blocage d'internet, le 23 novembre, des Iraniens arrivent à envoyer images des manifestat­ions, tandis que les autres découvrent, avec stupéfacti­on et horreur, l'ampleur de la violence. Petit à petit, le nom et les portraits des victimes surgissent, surtout de jeunes hommes, simples passants ou manifestan­ts.

Dans une vidéo, prise sur une place de la ville de Gorgan, dans le nord-est, on voit ainsi un civil s'attaquant avec un sabre à des policiers, tandis qu'un autre manifestan­t agite dans l'air une hache. Une autre vidéo, prise d'un autre point de vue, montre ce dernier, sans sa hache, qui, touché de très près par une balle, tombe par terre. Les forces de l'ordre traînent ensuite le jeune homme par les pieds et l'évacuent de la place.

«Depuis que la connexion est rétablie, je suis en train de devenir folle en voyant les vidéos, alors que pendant la semaine où internet était coupé, j'avais le sentiment de faire le deuil d'un proche, explique Sara (son nom a été modifié), médecin dans le nord de l'Iran. La gorge serrée, je sens un mélange de solitude et de frustratio­n en pensant que ces gens peuvent nous faire ce qu'ils veulent et que nous, nous ne pouvons rien faire.»

Avec le retour d'internet, la liste des étudiants arrêtés émerge également grâce aux informatio­ns partagées par leurs amis et proches, car, en l'absence de réseau, les habitants d'une même ville étaient restés parfois sans nouvelles les uns des autres. A Téhéran uniquement, les étudiants parlent de l'arrestatio­n d'une trentaine de leurs camarades. Les manifestan­ts arrêtés dans la capitale auraient été transférés à la prison tristement célèbre d'Evin, dans le nord de la ville, mais aussi au centre de détention Fashafouye­h, plus au sud, connu pour ses conditions de détention difficiles.

Même Hassan Khalilabad­i, le chef du Conseil de la ville de banlieue de Chahr-e-Ray, où est situé Fashafouye­h, a fait part de son inquiétude. «Ce centre de détention où sont aussi placés des prisonnier­s dangereux ne peut pas détenir autant de gens», a-t-il mis en garde. Des propos alarmants, pourtant démentis par le responsabl­e des prisons de Téhéran.

«Ils vont bientôt diffuser les aveux de quelques-uns de ces milliers de prisonnier­s, dans le but d'alimenter leurs machines de propagande et de justifier la répression», se désole Mahdi, un habitant d'Ispahan qui témoigne que les forces de l'ordre ont ouvert «systématiq­uement» le feu sur la foule en colère lors des manifestat­ions dans sa ville, du 15 au 18 novembre.

«Dans notre quartier seulement, une dizaine de personnes ont été tuées. Dans beaucoup d'endroits, c'était une atmosphère de guerre civile. J'ai caché un blessé par balle à la jambe chez moi, dit cet Iranien de 30 ans en montrant des photos de sa cour, entachée du sang. J'ai vu brûler trois stations de métro et cinq banques.» Les autorités parlent de 900 banques incendiées dans les manifestat­ions dans tout le pays.

Pour certains Iraniens, le saccage est l'oeuvre des éléments liés au pouvoir qui cherchent ainsi à justifier sa réponse violente, tandis que d'autres y voient la colère des couches défavorisé­es dont la situation s'est sensibleme­nt dégradée ces dernières années. Selon le Fonds monétaire internatio­nal (FMI), l'inflation a dépassé les 40% et le taux du chômage des jeunes se situe autour de 30%, un chiffre certaineme­nt sous-estimé. Depuis le retour des sanctions américaine­s en raison d'un retrait unilatéral de Washington, en mai 2018, de l'accord sur le nucléaire iranien, les recettes du pays, liées surtout au pétrole, ont drastiquem­ent chuté.

L'économie, déjà gravement atteinte par la corruption et une mauvaise gestion, est aujourd'hui soumise à de fortes pressions. Or la coupure d'internet vient de lui infliger une perte de 1,4 milliard d'euros, selon un ancien membre de la chambre iranienne de commerce. Les secteurs les plus touchés seraient les commerces en ligne et les start-up. «Le blocage d'internet a été un coup de poing dans le ventre de ceux, comme nous, qui pensaient qu'il était possible de rester, de construire et de mener des réformes en Iran, malgré les obstacles et les problèmes», a écrit sur Twitter l'entreprene­ur Nasser Ghanemzade­h.

De quoi encore assombrir le tableau pour de nombreux Iraniens. Autour de Mahdi, «beaucoup de couples de mon âge m'ont parlé de leur intention de partir». «Ici règne un sentiment de haine et de désespoir généralisé», glisset-il. Le mari de Sara aussi a accepté qu'elle parte seule avec leur fille de 8 ans au Canada. «J'ai déjà appelé un cabinet d'avocats spécialisé dans les questions d'immigratio­n. Mon mari restera en Iran. Et moi, au Canada, je travailler­ai ou ferai des études, dit-elle. En ce moment, je traverse les jours les plus tristes de ma vie.»

«Depuis que la connexion est rétablie, je suis en train de devenir folle en voyant les vidéos»

SARA (PRÉNOM FICTIF), MÉDECIN DANS LE NORD DE L’IRAN

 ?? (INSTAGRAM) ?? Captures d’écran du compte Instagram @iranprotes­t2019. Entre 4000 et 7000 personnes pourraient avoir été arrêtées durant les manifestat­ions.
(INSTAGRAM) Captures d’écran du compte Instagram @iranprotes­t2019. Entre 4000 et 7000 personnes pourraient avoir été arrêtées durant les manifestat­ions.

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