Dans le Jura, les lignes de bus de la discorde
Pour la première fois, un canton va ouvrir l’entier de son réseau de bus à la concurrence. La procédure d’appel d’offres, qui se termine jeudi, suscite une vague d’inquiétudes. Les syndicats manifestent ce mercredi devant le parlement à Delémont
Le Jura est le premier canton à ouvrir la totalité de son réseau de bus à la concurrence. Une opération inédite qui ne se passe cependant pas sans heurt et qui suscite de nombreuses craintes, en particulier auprès du personnel des deux sociétés qui exploitent pour l’heure ces lignes, soit CarPostal et la Compagnie des chemins de fer du Jura (CJ). Ce mercredi matin, veille du délai de clôture pour le dépôt des offres, les syndicats ont prévu de manifester à l’entrée du parlement jurassien à Delémont. «C’est le tout dernier moment pour sensibiliser le grand public, justifie Jean-Pierre Etique, secrétaire au Syndicat du personnel des transports (SEV). Cette mise au concours est une bombe à retardement.»
Les mots sont forts, autant que les inquiétudes des 180 chauffeurs (160 pour CarPostal et 20 pour les CJ) plongés dans l’inconnu. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les syndicats montent au front. Début 2018, ils avaient organisé une première manifestation devant le parlement jurassien. Toute l’affaire commence il y a plus de deux ans, le 24 mai 2017. A cette date, le Jura envoie un communiqué de presse annonçant la mise au concours de l’ensemble de son réseau de bus: 38 lignes régionales, dont les lignes urbaines de Delémont et Porrentruy, ainsi que les Noctambus.
Rupture de confiance avec CarPostal
C’est le mécontentement envers les offres de CarPostal qui a incité le canton à lancer une telle procédure, encore jamais vue dans le pays. «Le rapport de confiance a été gravement rompu par les prétentions financières de CarPostal, rappelle aujourd’hui le ministre jurassien David Eray. Les augmentations de coûts étaient inexplicables et injustifiables.» Le transporteur jaune verra ses prix à la baisse. Mais quelques mois plus tard, en février 2018, le lien de confiance est définitivement cassé lorsque éclate le scandale du détournement des subventions publiques par CarPostal, confortant le canton dans sa volonté de maintenir sa démarche.
Sur le moment, l’annonce du gouvernement jurassien passe néanmoins relativement inaperçue.
Mais petit à petit, l’inquiétude va monter auprès des syndicats et de la gauche. Une motion est déposée par le député Pierluigi Fedele (groupe Les Verts/CS-POP). Accompagné d’une pétition paraphée par
Des «espions» envoyés par des compagnies de transport sont venus photographier et filmer les chauffeurs et les bus de CarPostal
4000 personnes, le texte exige la signature d’une convention collective de travail (CCT) pour obtenir une concession. Cette demande sera jugée non recevable. «La motion n’était juridiquement pas applicable, comme l’ont d’ailleurs admis les syndicats, car elle est contraire au droit fédéral», justifie David Eray.
Début 2019, les tensions autour du dossier semblent s’apaiser. «Lors d’une séance, le 11 mars, nous avons obtenu des garanties sur le respect des conventions collectives. Nous étions alors rassurés», reconnaît Jean-Pierre Etique. Mais le 4 juillet, lorsque le canton ouvre officiellement la mise au concours, c’est la douche froide pour les syndicats. Les critères d’adjudication se réfèrent uniquement au salaire minimum usuel de la branche. «Il faut savoir que l’Office fédéral des transports (OFT) fixe ce salaire annuel minimum à 58300 francs, soit 4480 francs par mois, alors que le salaire moyen des chauffeurs jurassiens se monte à 72000 francs», s’indigne Vincent Hennin, à la fois député PCSI (Parti chrétien-social indépendant) et syndicaliste au SEV.
Gouvernement jurassien rassurant
Face à ces questionnements, le gouvernement se veut rassurant. «Contrairement à ce que prétendent les syndicats, ce n’est pas le salaire annuel minimum de 58300 francs défini par la directive de l’OFT qui s’applique. Le personnel nécessaire doit être repris selon les conditions usuelles de la branche dans la région», promet David Eray.
Au SEV, on demeure préoccupé. «La réalité, c’est que tant les conditions de salaire que les emplois sont menacés», maintient Vincent Hennin. Combien de chauffeurs seront réengagés? Et à quelles conditions? Pour le député syndicaliste, il n’y a aucune garantie. «Il ne faut pas prendre en compte uniquement le salaire, mais aussi les indemnités, les vacances, la protection contre le licenciement, la caisse de pension…» précise Jean-Marc Etique, qui se demande si le scandale CarPostal ne masque pas la volonté d’économies du canton, dans un marché qui pèse 20 millions de francs par année.
L’appréhension des syndicats s’est renforcée durant la période d’appel d’offres, qui s’est déroulée dans une ambiance pour le moins spéciale. Des «espions» envoyés par des compagnies de transport sont venus photographier et filmer les chauffeurs et les bus de CarPostal, afin d’analyser la situation et de mieux cibler l’offre. Une société d’étude de marchés a même organisé, via les réseaux sociaux, des séances pour obtenir des informations de la part d’usagers. Des méthodes légales, mais assez inhabituelles en Suisse.
A la veille de la fin du délai de dépôt des dossiers, le canton ne souhaite pas encore communiquer le nombre et l’identité des entreprises qui ont soumissionné. Ce qui est certain, c’est qu’il y a des sociétés étrangères, dont RATP Dev qui a déjà publiquement confirmé son intérêt. La société est une filiale du groupe français RATP chargée du développement à l’étranger. Elle est déjà active en Suisse, à Genève, en sous-traitance des Transports publics genevois (TPG).
L’analyse et l’évaluation des offres débuteront ces prochaines semaines et aboutiront à l’octroi des concessions par l’OFT normalement dans le courant de l’été 2020. Pour David Eray, ce processus permettra enfin au canton «de reprendre le contrôle de la qualité et des coûts» dans le domaine des transports publics. Une vision optimiste qui n’est pas du tout partagée parmi les syndicalistes. «Le bus est lancé, conclut Vincent Hennin. Reste à savoir dans quel mur il foncera.»
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