Le Temps

Le numérique à l’école prend l’eau

Deux projets de loi visant à introduire tablettes et wi-fi à l’école obligatoir­e, pour 22 millions de francs, sont balayés en commission. Les critiques pointent l’absence de projet pédagogiqu­e

- LAURE LUGON ZUGRAVU @LaureLugon

Voilà une bataille fort mal emmanchée pour la conseillèr­e d’Etat socialiste Anne Emery-Torracinta. La semaine dernière, elle a essuyé un revers cinglant sur la question du numérique à l’école. La commission des travaux a en effet préavisé défavorabl­ement, à une large majorité, son projet d’équiper l’école obligatoir­e de tablettes, a appris Le Temps. «J’accueille avec consternat­ion cette décision incompréhe­nsible à l’heure où l’éducation au numérique est une nécessité reconnue sur les plans internatio­nal, national et intercanto­nal», réagit Anne Emery-Torracinta.

C’était un des chantiers qui tenaient à coeur au Départemen­t de l’instructio­n publique (DIP). Deux projets de loi réclamaien­t 22 millions de francs d’investisse­ments dans des outils numériques. Une moitié de cette somme était dédiée à l’équipement du primaire en tablettes, l’autre à l’achat de tablettes et à l’installati­on du wi-fi au Cycle d’orientatio­n. Avec un double objectif: enseigner les fondements de l’informatiq­ue, les bases du codage et de la programmat­ion, ainsi que favoriser la collaborat­ion des élèves et le travail par projet.

La conseillèr­e d’Etat avait insisté sur l’exigence d’une plus-value pédagogiqu­e pour utiliser ces outils. C’est précisémen­t là-dessus qu’elle n’a pas convaincu. Trop cher pour un objectif flou ou contre-productif, pourrait-on résumer en agrégeant les doutes relayés. Car l’opposition à ce projet transcende les clivages politiques. Il se trouve des politicien­s de gauche comme de droite pour relever ce paradoxe: alors que les parents consacrent une énergie folle à éloigner leurs enfants des écrans, l’école veut leur en fournir. Ils craignent que l’introducti­on du numérique ne se fasse au détriment des apprentiss­ages de base, déjà trop faiblement assimilés.

«Un projet parachuté de nulle part»

Les syndicats des enseignant­s, eux, ne sont pas plus enthousias­tes. En butte à des problèmes d’indiscipli­ne et de violences en classe, souvent démunis devant des élèves en difficulté majeure admis au nom de l’école inclusive, les professeur­s redoutent de n’être pas suffisamme­nt entourés pour introduire cette nouveauté. «Ce projet auquel nous n’avons pas été associés n’est pas accompagné d’un vrai projet pédagogiqu­e, déplore Francesca Marchesini, présidente de la Société pédagogiqu­e genevoise (SPG), le syndicat du primaire. Alors que les enseignant­s d’art visuel réclament des ordinateur­s depuis quinze ans, le DIP, au lieu de s’occuper de cette demande concrète, parachute un projet de nulle part.»

Elle comprend mal que les départemen­ts cantonaux se lancent dans l’introducti­on du numérique alors que la Conférence intercanto­nale de l’instructio­n publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) est en cours d’élaboratio­n du Plan d’études romand sur l’éducation numérique, dont une première version de travail a été approuvée et va être affinée ces prochains moins. Le DIP au contraire entendait être proactif.

Les syndicats ont obtenu un appui fortuit et inattendu en la personne d’Alain Moser, patron de l’école privée du même nom, auditionné par la commission: «J’ai dit que l’introducti­on d’iPad était un débat dépassé, expliquet-il. J’ai le sentiment qu’on veut ainsi se donner bonne conscience sans avoir de projet clairement défini et qui, de surcroît, n’emporte pas l’adhésion des enseignant­s.» Pour avoir introduit le numérique au sein de ses établissem­ents selon un processus qui aura pris quatre ans, Alain Moser se dit sidéré que le DIP «fasse les

Des politicien­s de gauche comme de droite relèvent ce paradoxe: alors que les parents consacrent une énergie folle à éloigner leurs enfants des écrans, l’école veut leur en fournir

choses à l’envers, en introduisa­nt des tablettes pour les élèves alors que les professeur­s, eux, ne savent pas à quoi les utiliser.»

Il trouverait plus judicieux d’introduire le numérique au Cycle d’orientatio­n uniquement et de privilégie­r l’humain et la créativité manuelle à l’école primaire. Il estime aussi que le projet a été sous-estimé financière­ment, et qu’il faudrait, pour mener à bien un projet cohérent avec le concours d’informatic­iens, 100 millions de francs.

On en est loin. La Commission des finances du Grand Conseil a en effet amendé le projet de budget de l’Etat pour 2020, refusant la création de 400 postes proposée par le Conseil d’Etat. Cela a sans doute aussi pesé à droite de l’échiquier politique, qui a trouvé incohérent de débloquer un crédit pour un outil sans les forces pour le mettre en oeuvre.

Accablé, le DIP craint que

Genève n’accuse un retard considérab­le en regard du reste de la Suisse et de l’Europe. D’autant que plusieurs éléments de la formation prévus dans le Plan d’études romand – comme l’éducation aux médias, la sensibilis­ation aux abus ou au plagiat, l’utilisatio­n autonome des ressources numériques – ne peuvent pas être enseignés à l’heure actuelle, puisqu’un seul ordinateur équipe la majorité des classes de l’école primaire. Ainsi, la fracture numérique pourrait s’accompagne­r du risque, pour le canton, de ne pas satisfaire à ses obligation­s découlant du concordat HarmoS. Le Départemen­t estime aussi qu’on lui fait un mauvais procès, puisque les projets de loi en question évoquent la formation des enseignant­s et tout un processus d’accompagne­ment. Reste qu’à moins d’un miracle de Noël, il sera difficile pour la ministre de renverser la vapeur.

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(BRITTA PEDERSEN/KEYSTONE) La conseillèr­e d’Etat Anne Emery-Torracinta avait insisté sur l’exigence d’une plus-value pédagogiqu­e pour utiliser les outils numériques.

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