Le numérique à l’école prend l’eau
Deux projets de loi visant à introduire tablettes et wi-fi à l’école obligatoire, pour 22 millions de francs, sont balayés en commission. Les critiques pointent l’absence de projet pédagogique
Voilà une bataille fort mal emmanchée pour la conseillère d’Etat socialiste Anne Emery-Torracinta. La semaine dernière, elle a essuyé un revers cinglant sur la question du numérique à l’école. La commission des travaux a en effet préavisé défavorablement, à une large majorité, son projet d’équiper l’école obligatoire de tablettes, a appris Le Temps. «J’accueille avec consternation cette décision incompréhensible à l’heure où l’éducation au numérique est une nécessité reconnue sur les plans international, national et intercantonal», réagit Anne Emery-Torracinta.
C’était un des chantiers qui tenaient à coeur au Département de l’instruction publique (DIP). Deux projets de loi réclamaient 22 millions de francs d’investissements dans des outils numériques. Une moitié de cette somme était dédiée à l’équipement du primaire en tablettes, l’autre à l’achat de tablettes et à l’installation du wi-fi au Cycle d’orientation. Avec un double objectif: enseigner les fondements de l’informatique, les bases du codage et de la programmation, ainsi que favoriser la collaboration des élèves et le travail par projet.
La conseillère d’Etat avait insisté sur l’exigence d’une plus-value pédagogique pour utiliser ces outils. C’est précisément là-dessus qu’elle n’a pas convaincu. Trop cher pour un objectif flou ou contre-productif, pourrait-on résumer en agrégeant les doutes relayés. Car l’opposition à ce projet transcende les clivages politiques. Il se trouve des politiciens de gauche comme de droite pour relever ce paradoxe: alors que les parents consacrent une énergie folle à éloigner leurs enfants des écrans, l’école veut leur en fournir. Ils craignent que l’introduction du numérique ne se fasse au détriment des apprentissages de base, déjà trop faiblement assimilés.
«Un projet parachuté de nulle part»
Les syndicats des enseignants, eux, ne sont pas plus enthousiastes. En butte à des problèmes d’indiscipline et de violences en classe, souvent démunis devant des élèves en difficulté majeure admis au nom de l’école inclusive, les professeurs redoutent de n’être pas suffisamment entourés pour introduire cette nouveauté. «Ce projet auquel nous n’avons pas été associés n’est pas accompagné d’un vrai projet pédagogique, déplore Francesca Marchesini, présidente de la Société pédagogique genevoise (SPG), le syndicat du primaire. Alors que les enseignants d’art visuel réclament des ordinateurs depuis quinze ans, le DIP, au lieu de s’occuper de cette demande concrète, parachute un projet de nulle part.»
Elle comprend mal que les départements cantonaux se lancent dans l’introduction du numérique alors que la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) est en cours d’élaboration du Plan d’études romand sur l’éducation numérique, dont une première version de travail a été approuvée et va être affinée ces prochains moins. Le DIP au contraire entendait être proactif.
Les syndicats ont obtenu un appui fortuit et inattendu en la personne d’Alain Moser, patron de l’école privée du même nom, auditionné par la commission: «J’ai dit que l’introduction d’iPad était un débat dépassé, expliquet-il. J’ai le sentiment qu’on veut ainsi se donner bonne conscience sans avoir de projet clairement défini et qui, de surcroît, n’emporte pas l’adhésion des enseignants.» Pour avoir introduit le numérique au sein de ses établissements selon un processus qui aura pris quatre ans, Alain Moser se dit sidéré que le DIP «fasse les
Des politiciens de gauche comme de droite relèvent ce paradoxe: alors que les parents consacrent une énergie folle à éloigner leurs enfants des écrans, l’école veut leur en fournir
choses à l’envers, en introduisant des tablettes pour les élèves alors que les professeurs, eux, ne savent pas à quoi les utiliser.»
Il trouverait plus judicieux d’introduire le numérique au Cycle d’orientation uniquement et de privilégier l’humain et la créativité manuelle à l’école primaire. Il estime aussi que le projet a été sous-estimé financièrement, et qu’il faudrait, pour mener à bien un projet cohérent avec le concours d’informaticiens, 100 millions de francs.
On en est loin. La Commission des finances du Grand Conseil a en effet amendé le projet de budget de l’Etat pour 2020, refusant la création de 400 postes proposée par le Conseil d’Etat. Cela a sans doute aussi pesé à droite de l’échiquier politique, qui a trouvé incohérent de débloquer un crédit pour un outil sans les forces pour le mettre en oeuvre.
Accablé, le DIP craint que
Genève n’accuse un retard considérable en regard du reste de la Suisse et de l’Europe. D’autant que plusieurs éléments de la formation prévus dans le Plan d’études romand – comme l’éducation aux médias, la sensibilisation aux abus ou au plagiat, l’utilisation autonome des ressources numériques – ne peuvent pas être enseignés à l’heure actuelle, puisqu’un seul ordinateur équipe la majorité des classes de l’école primaire. Ainsi, la fracture numérique pourrait s’accompagner du risque, pour le canton, de ne pas satisfaire à ses obligations découlant du concordat HarmoS. Le Département estime aussi qu’on lui fait un mauvais procès, puisque les projets de loi en question évoquent la formation des enseignants et tout un processus d’accompagnement. Reste qu’à moins d’un miracle de Noël, il sera difficile pour la ministre de renverser la vapeur.
▅