Le Temps

Les trois royaumes de l’espace numérique

- JOËLLE KUNTZ

En envoyant cette chronique au Temps, je produis une trace dans l’espace numérique: c’est une «donnée». Chaque jour, je laisse au minimum 100 données en ce lieu invisible et irreprésen­table qu’on appelle l’espace numérique: e-mails envoyés et reçus, paiements par carte de crédit, activités téléphoniq­ues variées, y compris les photos échangées ou le nombre de pas que j’effectue, désormais archivé sur mon iPhone. Même quand je dors, une applicatio­n prétend enregistre­r les phases de mon sommeil. Ces traces précieuses de ma vie vont à la banque, au supermarch­é, à Google, Apple and Co., tous ces fournisseu­rs de services dont je suis l’aimable utilisatri­ce et cliente. Dans le monde culturel européen auquel j’appartiens, je suis fondée à considérer que mes traces sont à moi, exclusivem­ent. Personne, ni ma banque, ni mon supermarch­é, ma compagnie de téléphone ou mon poissonnie­r ne peuvent en faire usage sans que je sois d’accord. C’est une évidence si ancrée sur ce continent que l’Union européenne a élaboré un Règlement général sur la protection des données (RGPD), entré en vigueur en mai 2018, grâce auquel je reste la seule propriétai­re légale de mes traces. Je peux les effacer, les récupérer ou les transporte­r chez un concurrent. C’est compliqué, d’accord. Le vol de traces est passible de sanctions.

Si l’Europe protège les données des individus tenus pour citoyens et sujets de droits, les Etats-Unis les protègent comme marchandis­es produites par des consommate­urs sur une place de marché. La notion de «vie privée» n’est pas comprise de la même manière de part et d’autre de l’Atlantique. Les réglementa­tions, par conséquent, diffèrent. Les Etats-Unis autorisent le traitement de données d’une manière générale, sans le soumettre à des conditions comme le fait l’article 6 du RGDP européen. Les entreprise­s américaine­s ont seulement l’obligation d’informer clairement les consommate­urs sur leurs pratiques de commercial­isation et de confidenti­alité. Et s’il est bien reconnu au producteur/propriétai­re de données le droit de consentir à leur exploitati­on, c’est tout en bas d’une notice contractue­lle incompréhe­nsible de plusieurs pages qu’il ne lit pas avant de cocher la case ad hoc. Et dès lors qu’il a coché, il perd son droit à négocier l’usage de ses traces. Aux Etats-Unis, c’est l’informatio­n mensongère, désinvolte ou non respectée dans les faits qui est passible de sanctions. Les sociétés savent parfaiteme­nt se protéger contre ce genre d’accusation­s. Hélas, mieux elles le font, moins le client lambda comprend.

Les deux systèmes se regardent en chiens en faïence. Les Etats-Unis accusent l’Europe de pratiques protection­nistes, l’Europe dénonce la marchandis­ation forcée de la sphère privée. Les deux s’unissent cependant pour refuser le système chinois. En Chine, les données appartienn­ent prioritair­ement à l’Etat, qui laisse ou non les entreprise­s s’en servir, au gré de ses projets stratégiqu­es. Une loi sur la cybersécur­ité évoque bien la protection des données privées, mais dans un environnem­ent politique qui ne lui est guère favorable. Le géant commercial Alibaba trône sur un Himalaya de données. Son fondateur, Jack Ma, membre du Parti communiste, les voit comme un trésor national utile à la marche de la Chine vers la suprématie numérique.

L’ancien directeur de l’Organisati­on mondiale du commerce Pascal Lamy compare ces trois systèmes à trois «royaumes». Selon lui, leur entente est hors de portée. Ainsi, les traces que les humains laissent dans l’espace numérique, qui sont l’or d’aujourd’hui, produisent de nouvelles conflictua­lités entre des aires culturelle­s où dominent respective­ment le droit des individus, le droit des affaires et le droit de l’Etat. Quand je transmets cette chronique au Temps en appuyant sur l’icône «envoi», je participe automatiqu­ement à ce grand manège mondial du traitement des données, aussi abstrait cependant pour moi qu’une fricassée de langue de rossignol. Bienvenue dans la géopolitiq­ue du big data. ▅

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