Le Temps

Dans le Donbass, le pont de l’espoir

Alors que les pourparler­s reprennent entre Kiev et Moscou, le président ukrainien vient d’inaugurer un pont sur la ligne de front, à Stanytsia Louhanska, une des trois zones tests d’un cessez-le-feu incertain, mais qui permet de remettre la diplomatie en

- STÉPHANE SIOHAN, STANYTSIA LOUHANSKA @stefsiohan

Ce matin, dans le minibus qui s’ébranle de Lysychansk, emmenant les passagers du train couchettes de Kiev déversés dans cette grande gare du Donbass, les rumeurs fusent. «Tu sais que Zelensky va venir à Stanytsia Louhanska?» demande une babouchka sur la banquette arrière. «Moi je l’aime bien, lui. Il est jeune, et lui au moins il nous comprend…», embraie, enamourée, sa copine octogénair­e. La veille, la présidence a annoncé que Volodymyr Zelensky viendrait inaugurer le nouveau pont reconstrui­t de Stanytsia Louhanska, 13000 habitants, une localité brisée par la guerre qu’il a érigée comme ville test de la reprise des négociatio­ns diplomatiq­ues avec la Russie.

Après le pic des combats entre 2014 et 2016, Stanytsia Louhanska est devenue un des cinq points de passage entre les territoire­s ukrainiens et séparatist­es, le plus au nord, le seul point de sortie ukrainien de la République populaire de Louhansk (séparatist­e), coincé contre la frontière russe. Ancien poste de cavalerie cosaque, la Stanytsia moderne, pré-banlieue de Louhansk, est devenue une vision iconique de la guerre du Donbass, au même titre que l’aéroport de Donetsk, lorsque s’est effondré son pont sur la rivière Donets, dynamité par une des parties du conflit, qui se rejettent la responsabi­lité.

Point de passage

Depuis, se joue à Stanytsia, ces trois dernières années, un drame humanitair­e méconnu. Tous les jours, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, qu’il fasse -20°C ou bien sous la canicule de l’été, des milliers de retraités traversent le front, sous le double regard des belligéran­ts et des humanitair­es. Ils s’engagent, chargés comme des mules, sur de fragiles et dangereux escaliers de bois qui ont été posés sur le trou béant côté ukrainien du pont. La plupart d’entre eux sont des retraités de Louhansk (côté séparatist­e) qui viennent chercher sur le territoire ukrainien les quelques dizaines de francs de pension auxquels ils ont droit.

Les chutes sont fréquentes. Des porteurs hissent à bout de bras les fauteuils roulants et leurs propriétai­res. A l’hiver 2018, dans les files d’attente, un nombre alarmant de personnes meurent de froid, par infarctus. En novembre, deux individus sont morts, un sur le pont, un devant la Croix-Rouge. «Le point de passage ouvert en 2016 a été conçu pour 800 passages quotidiens, dès la deuxième semaine il y avait 2500 passages, explique le maire, Iouri Zolkine. Désormais, il y a entre 10000 et 15000 passages par jour. Mais pour rénover le pont, il fallait instaurer le cessez-le-feu, et c’est désormais chose faite. Ou presque…»

Elu après avoir promis la paix, Volodymyr Zelensky accepte de relancer les discussion­s de Minsk II, bloquées depuis trois ans. Les trois petites villes de Stanytsia Louhanska, Zolote et Petrivske sont désignées laboratoir­es du cessez-le-feu et du désengagem­ent, préalable politique pour Poutine à une rencontre avec son jeune homologue ukrainien. «Le silence s’est mis en place fin mai, l’armée ukrainienn­e s’est retirée d’un kilomètre et l’armée russe a envoyé des agents pour contrôler le processus de l’autre côté, poursuit Iouri Zolkine. Seulement, en réalité, le cessez-le-feu est rompu très régulièrem­ent.»

Un kilomètre d’asphalte parfait sépare le point de contrôle administra­tif du pont de Stanytsia. Sur les côtés, en contrebas, des dizaines de maisons bombardées et abandonnée­s. Et au bout, un pont séparé en deux, côté ukrainien la passerelle neuve, étroite, sur des arches bleu métal. Dans l’obscurité naissante de l’aprèsmidi, vêtu d’un chaud survêtemen­t kaki, Volodymyr Zelensky s’approche à pied du pont, à la tête de sa délégation. «Quand je suis venu ici il y a quatre mois, il n’y avait rien, dit-il. Il aura fallu deux mois aux ingénieurs pour construire ce pont.»

Diplomatie des signaux

Le jour même, la Russie remet à l’Ukraine ses trois navires militaires capturés en 2018 dans le détroit de Kertch. Dans ce contexte, l’ouverture du pont de Stanytsia s’apparente à une diplomatie des signaux et de rétablisse­ment d’une base de confiance entre Kiev et Moscou, qui ne se sont plus parlé à haut niveau depuis trois ans. Les ambassadeu­rs de France et d’Allemagne ont fait le déplacemen­t. «La route sur le pont est [délibéréme­nt] suffisamme­nt large pour laisser passer une ambulance, mais pas un tank», sourit Zelensky.

Une fois la délégation partie, Veronika, 80 ans, jette un regard sur le pont, en attendant son bus. «C’est une bénédictio­n, on ne glissera plus l’hiver sur ces fichus escaliers. Vous savez, la guerre nous a coupés ici comme un couteau dans une miche de pain, avec des proches et des enfants d’un côté et de l’autre.» Viktor, la soixantain­e, acquiesce: «Oui, tout le monde veut la paix, mais je ne crois pas que je la verrai de mon vivant car j’ai l’impression qu’à Moscou et à Kiev personne n’en veut vraiment.»

 ?? (ALEXANDER ERMOCHENKO/REUTERS) ?? A Stanytsia Louhanska, dans l’est de l’Ukraine, le pont sur le Donets a été dynamité durant le conflit, coupant le passage entre la petite ville ukrainienn­e et Louhansk. Tous les jours, des retraités font la queue pour traverser la ligne de front et aller chercher côté ukrainien la pension à laquelle ils ont droit.
(ALEXANDER ERMOCHENKO/REUTERS) A Stanytsia Louhanska, dans l’est de l’Ukraine, le pont sur le Donets a été dynamité durant le conflit, coupant le passage entre la petite ville ukrainienn­e et Louhansk. Tous les jours, des retraités font la queue pour traverser la ligne de front et aller chercher côté ukrainien la pension à laquelle ils ont droit.

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