Le Temps

La grève du 5 décembre, ce «choc» social français si redouté

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Emmanuel Macron et son gouverneme­nt ont multiplié les initiative­s et les discussion­s pour calmer le jeu social avant la grève du jeudi 5 décembre. Problème: aucune des mesures annoncées n’a, jusque-là, apaisé les tensions

Le scénario catastroph­e a un nouveau nom en France: la convergenc­e des colères. Lorsque Emmanuel Macron s’était attaqué, sitôt après avoir été élu en mai 2017, à la réforme de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF), l’expression redoutée par le gouverneme­nt était «la convergenc­e des luttes». Deux ans et demi plus tard, l’idée de luttes parallèles, canalisées par les syndicats et impliquant surtout les fonctionna­ires, ne tient plus la corde.

Si le mot d’ordre de grève «illimitée et reconducti­ble» dans les transports ferroviair­es (SNCF et, à Paris, la RATP) a bien été donné, à partir du 5 décembre, par la CGT, SUD, Force ouvrière et la CFDT des cheminots, le gouverneme­nt est d’abord inquiet de la propagatio­n de la colère sociale ambiante, même si le premier anniversai­re de la mobilisati­on des «gilets jaunes», samedi 16 novembre, n’a pas du tout donné lieu à des manifestat­ions de masse: «La transforma­tion du 5 décembre en séisme social va dépendre de trois facteurs, admet un syndicalis­te de la SNCF. Premier impératif: la grève doit entraîner des disruption­s majeures si l’on veut être entendu. Deuxième nécessité: nous devons obtenir le ralliement d’autres grands pans de la fonction publique, comme les enseignant­s ou le personnel hospitalie­r. Troisième élément: l’attitude du secteur privé. Il nous faut obtenir son soutien.»

Colères au pluriel

Le mot «colères», au pluriel, est donc le bon. Avec, au centre, un sujet de mécontente­ment massif: le projet de réforme des retraites sur lequel le premier ministre, Edouard Philippe, a de nouveau convoqué, dimanche, un séminaire gouverneme­ntal. Le candidat Emmanuel Macron, rappelons-le, avait bien mis cette réforme à l’agenda de son programme présidenti­el de 2017, sous l’angle de la simplifica­tion indispensa­ble. «L’enjeu n’est pas de repousser l’âge ou d’augmenter la durée de cotisation […]. Notre projet, ce n’est pas de changer encore une fois tel ou tel paramètre du système de retraites. Il n’est pas de sortir de la répartitio­n. Il est de rétablir la confiance et de construire un système adapté aux parcours profession­nels et de vie d’aujourd’hui et de demain. Il est de clarifier et de stabiliser les règles du jeu», expliquait alors l’ancien ministre de l’Economie de François Hollande.

Sauf que, depuis, ces promesses ont été abandonnée­s et le curseur s’est sacrément déplacé. D’où la peur généralisé­e d’une amputation des pensions, dans un contexte de pouvoir d’achat en baisse. La question de l’âge légal de départ à la retraite (62 ans actuelleme­nt, ce que le chef de l’Etat a promis de maintenir) revient sans cesse sur la table. La volonté de supprimer les 42 régimes spéciaux de retraite attise les fractures. L’incertitud­e sur l’applicatio­n du nouveau régime aux actuels salariés, ou à ceux qui entreront plus tard sur le marché du travail (la fameuse «clause du grand-père») sème le doute. Au point que même le syndicat réformiste CFDT, jusque-là favorable au dialogue, est à son tour entré en rébellion: «Cette réforme passe à côté de l’essentiel: la justice sociale, a martelé le 21 novembre le patron de la CFDT, Laurent Berger, déjà ulcéré par les nouvelles réglementa­tions en matière d’assurance chômage, entrées en vigueur le 1er novembre. Au lieu de rassurer, le gouverneme­nt pratique une cacophonie qui cristallis­e les tensions.»

Face à cela, Emmanuel Macron n’a pas encore choisi. Tout laisse penser qu’à titre personnel le président français croit possible de passer en force et de réussir à surmonter l’obstacle syndical, comme il le fit en 2018 à la SNCF, où la réforme du statut des cheminots définitive­ment votée en juillet 2018 est en train de se mettre en place. «Il y a, chez lui, un côté trompe-la-mort, un côté «même pas peur!», note avec justesse l’éditoriali­ste du Monde Françoise Fressoz. Ce côté risque-tout de Macron est appuyé par ses ministres venus de la droite, comme le ministre du Budget, Gérald Darmanin, qui, dimanche, a redit que «les régimes spéciaux de retraite ne se justifient plus». Mais à côté, le locataire de l’Elysée sait que la maison France peut se remettre à brûler et utilise son premier ministre comme extincteur.

Le spectre du grand soir

Un plan d’urgence de 2 milliards d’euros sur trois ans – plus une reprise de 10 milliards d’euros de dette hospitaliè­re par l’Etat – a été annoncé voici une semaine. La précarité dans les université­s alimente la volonté d’en découdre des étudiants. Et l’on ressort le spectre du grand soir de novembre-décembre 1995, lorsque le premier ministre Alain Juppé avait dû renoncer à son projet de réforme des retraites face aux grévistes, soutenus par une majorité de la population. Avec toujours la même question, vingtquatr­e ans plus tard: comment mener à bien des réformes équitables dans un pays où les 5,6 millions de fonctionna­ires ou assimilés s’arc-boutent d’autant plus sur leurs acquis que l’Etat multiplie – dans les hôpitaux, la police, les collectivi­tés territoria­les – les exemples de dysfonctio­nnement?

Emmanuel Macron sait que la maison France peut se remettre à brûler

 ?? (ÉRIC FEFERBERG) ?? Philippe Martinez (au centre), secrétaire général de la CGT, prendra part à la manifestat­ion de la grève du 5 décembre à Paris.
(ÉRIC FEFERBERG) Philippe Martinez (au centre), secrétaire général de la CGT, prendra part à la manifestat­ion de la grève du 5 décembre à Paris.

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