«Et c’est arrivé comment dans ce musée?»
COLLECTIONS Un récent colloque à Berne a fait le point sur l’état de la recherche concernant l’origine des artefacts dans les musées. OEuvres volées par les nazis, restes humains, collections ethnologiques liées au colonialisme: l’enquête muséale est en p
Longtemps, les musées ont accumulé leurs trésors sans se poser trop de questions sur leur provenance, les cartouches se contentant d’indiquer le nom d’une oeuvre, son auteur et sa date de création. Cela, c’était avant. Avant le rapport Bergier, qui s’est intéressé au sort des biens des Juifs spoliés au-delà des fonds en déshérence. Avant l’affaire Gurlitt, cette collection de 1500 oeuvres léguée au musée de Berne en 2014 par le fils du collectionneur et marchand d’art proche des nazis. Et avant le rapport Savoy-Sarr sur la restitution du patrimoine culturel africain détenu par les musées français – une première oeuvre a été «déposée pour cinq ans» la semaine dernière au Sénégal: le sabre d’El Hadj Oumar Tall, un des fondateurs de l’empire Toucouleur (même si certains experts parlent d’un petit arrangement avec l’histoire, le sabre étant un modèle occidental et l’empire Toucouleur étant distinct du Sénégal…)
En réalité, c’est la médiatisation de ces questions qui est récente, la transparence sur l’origine des collections faisant depuis 1986 partie du code de déontologie des musées. Mais ces trois événements ont poussé tout en haut de l’agenda public la «recherche de provenance», l’enquête muséale qui vise à retracer le parcours social d’une oeuvre depuis sa création jusqu’à son exposition. Qui l’a commandée, quelle était sa fonction, comment a-t-elle été cédée, qui l’a apportée: les objets ont un passé qu’il s’agit de retrouver et de présenter largement, en toute transparence. Les soubresauts qui accompagnent ces investigations et leur apport à l’histoire étaient au centre d’un passionnant colloque organisé il y a trois semaines à Berne par le portail historique Infoclio.ch.
Vers un CV de l’objet
Cette quête des origines a d’abord eu beaucoup à voir avec les spoliations des biens juifs avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. La Suisse fait partie des 44 Etats qui ont adopté en 1998 les Principes de Washington, concernant la restitution des biens spoliés, et encore aujourd’hui, «95% des fonds publics consacrés à la recherche de provenance concernent la période du nazisme», note Noémie Etienne, qui enseigne l’histoire de l’art à l’Université de Berne: la recherche de provenance a d’abord été en réalité une recherche de propriétaires. Pourtant, selon elle, c’est toute l’histoire qui s’enrichirait si l’ensemble des collections devenaient plus transparentes. Comment ce masque africain est-il arrivé ici? Pourquoi les Européens lui ont-ils ajouté des cheveux? Que signifie cette transformation? Le gymnote du Muséum d’histoire naturelle de Genève est un «poisson électrique» qui a certes d’abord intéressé les naturalistes, mais la présence de ce spécimen raconte aussi les plantations au Surinam du Genevois engagé dans le commerce international d’esclaves au XVIIIe siècle. Chaque artefact peut ainsi être considéré dans un flux d’interactions qui le modifient. Noémie Etienne organisera en septembre 2020 au Palais de Rumine, à Lausanne, l’exposition Une Suisse exotique. Repenser le siècle des Lumières.
Biens en fuite, ventes forcées, art spolié: cette question de la provenance fait partie intégrante, depuis 2008, du Musée Rietberg de Zurich, qui abrite la plus belle collection suisse d’art extra-européen grâce au don du banquier et baron allemand Eduard von der Heydt. Ce collectionneur avisé d’arts asiatique, africain, amérindien et océanien dès les années 1920, qui a acheté des oeuvres chez les plus grands galeristes et lors de ventes aux enchères à Londres, Berlin ou New York, a aussi été membre du Parti national-socialiste de 1933 à 1938, et a commercé pendant toute la Seconde Guerre mondiale avec le régime nazi. La recherche de provenance s’est, au début, concentrée sur les acquisitions de l’époque du national-socialisme, a fait l’objet d’une exposition en 2013 et récemment d’une présentation dans la collection permanente du musée. Pour Esther Tisa Francini, qui a travaillé à la Commission Bergier avant de diriger la recherche de provenance au Musée Rietberg, il est vital d’envisager désormais la «biographie des objets», leur «curriculum vitae» – sans réduire l’espace de recherche à l’époque 1933-1945. Son équipe s’évertue à dépister l’histoire des artefacts, même à l’époque coloniale, leur rôle, leur trajet, leur réception. Pas simple, quand les marchands privés n’ont aucun intérêt à jouer la transparence: «La règle impérative est de ne jamais confier à nos clients la provenance d’objets que souvent nous avons mis de nombreuses années à nous procurer», avouait ainsi le collectionneur et marchand français des années 1930 aux années 1980 Charles Ratton, grand pourvoyeur d’art extra-européen aux musées et collections du monde entier…
Toujours à Zurich, le Kunsthaus n’aurait pas l’envergure nationale qu’il a sans les dons de l’industriel allemand et mécène Emil Bürhle. Lui qui a vendu des armes indistinctement à la France, à la Grande-Bretagne jusqu’en 1940 puis à l’Allemagne durant la guerre, siège dès 1940 au sein de la Société zurichoise des beaux-arts, et en 1941 propose de financer une extension du Kunsthaus. En 1958, «un petit film montre la présence de conseillers fédéraux à l’inauguration du musée, rappelle Erich Keller, de l’Université de Zurich. Petite danseuse de Degas, tableaux de Van Gogh, Van Dyck ou Gauguin: enfin, la ville avait un musée digne d’elle! Ce qui demeure invisible dans ce film, c’est l’origine de la richesse d’Emil Bürhle. Or les livraisons d’armes aux nazis lui ont permis de disposer des fonds nécessaires à ces achats d’art.» Erich Keller et son collègue Matthieu Leimgruber ont croisé l’histoire de la collection avec les marchés de l’industriel. Leur recherche montre comment Emil Bürhle profitait de ses déplacements professionnels aux Etats-Unis par exemple lors de la guerre de Corée, qui a fait bondir sa fortune dans les années 1950, pour acheter de nouvelles oeuvres. «L’histoire du musée est indissociable de celle de l’exportation d’armes de guerre, le tout dans une Suisse neutre.» Des constats en forme de questions, alors que le musée, en train de s’agrandir, ambitionne de devenir en 2021 le deuxième plus important musée d’Europe pour l’impressionnisme, après le Musée d’Orsay de Paris.
Les plantes et les ossements aussi
Même les collections botaniques sont investies par les questions de provenance. N’oublions pas que «les puissances coloniales ont tiré leur richesse des plantes d’Afrique, stockées et étudiées dans les jardins botaniques ou autres musées de sciences naturelles en Europe, qui, avec les Etats-Unis, abrite les plus larges collections, rappelle Melanie Boehi, chercheuse actuellement à l’Université de Witwatersrand en Afrique du Sud. Les spécimens historiques de plantes pourraient aussi
faire l’objet de restitutions.» A sa connaissance, deux spécialistes des plantes sud-africains ont émis une demande. Et que dire des restes humains? Ces crânes, fragments d’os, poignées de cheveux présents dans les collections anthropologiques de plusieurs musées occidentaux posent d’innombrables et embarrassantes questions de légitimité, rappelle PierreLouis Blanchard, de l’Université de Lucerne. Comment ces objets ont-ils été prélevés? Qu’est devenue leur valeur parfois sacrée dans certaines régions du monde? Faut-il les sortir des collections pour pouvoir les rendre aux pays d’origine qui en feraient la demande? «Ces dépouilles avaient le statut d’objet collectionné, l’individu n’était jamais considéré, il n’y avait pas de réflexe éthique, note l’universitaire. La collection des restes humains se déroulait souvent dans un contexte colonial qui ajoute le problème du déséquilibre entre les pouvoirs des collectionneurs et des collectionnés. Il est important de rendre leur subjectivité à ces objets pour décolonialiser les musées.»
La recherche de provenance est un défi. Elle oblige à se poser la question de l’autre, celui qui a produit l’artefact et ne l’a plus. Cette histoire en mouvement, loin d’être tournée uniquement vers le passé, en montrant les vies multiples des objets, ouvre la voie, peutêtre, à leur circulation.n