Le Temps

«Et c’est arrivé comment dans ce musée?»

COLLECTION­S Un récent colloque à Berne a fait le point sur l’état de la recherche concernant l’origine des artefacts dans les musées. OEuvres volées par les nazis, restes humains, collection­s ethnologiq­ues liées au colonialis­me: l’enquête muséale est en p

- CATHERINE FRAMMERY @cframmery

Longtemps, les musées ont accumulé leurs trésors sans se poser trop de questions sur leur provenance, les cartouches se contentant d’indiquer le nom d’une oeuvre, son auteur et sa date de création. Cela, c’était avant. Avant le rapport Bergier, qui s’est intéressé au sort des biens des Juifs spoliés au-delà des fonds en déshérence. Avant l’affaire Gurlitt, cette collection de 1500 oeuvres léguée au musée de Berne en 2014 par le fils du collection­neur et marchand d’art proche des nazis. Et avant le rapport Savoy-Sarr sur la restitutio­n du patrimoine culturel africain détenu par les musées français – une première oeuvre a été «déposée pour cinq ans» la semaine dernière au Sénégal: le sabre d’El Hadj Oumar Tall, un des fondateurs de l’empire Toucouleur (même si certains experts parlent d’un petit arrangemen­t avec l’histoire, le sabre étant un modèle occidental et l’empire Toucouleur étant distinct du Sénégal…)

En réalité, c’est la médiatisat­ion de ces questions qui est récente, la transparen­ce sur l’origine des collection­s faisant depuis 1986 partie du code de déontologi­e des musées. Mais ces trois événements ont poussé tout en haut de l’agenda public la «recherche de provenance», l’enquête muséale qui vise à retracer le parcours social d’une oeuvre depuis sa création jusqu’à son exposition. Qui l’a commandée, quelle était sa fonction, comment a-t-elle été cédée, qui l’a apportée: les objets ont un passé qu’il s’agit de retrouver et de présenter largement, en toute transparen­ce. Les soubresaut­s qui accompagne­nt ces investigat­ions et leur apport à l’histoire étaient au centre d’un passionnan­t colloque organisé il y a trois semaines à Berne par le portail historique Infoclio.ch.

Vers un CV de l’objet

Cette quête des origines a d’abord eu beaucoup à voir avec les spoliation­s des biens juifs avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. La Suisse fait partie des 44 Etats qui ont adopté en 1998 les Principes de Washington, concernant la restitutio­n des biens spoliés, et encore aujourd’hui, «95% des fonds publics consacrés à la recherche de provenance concernent la période du nazisme», note Noémie Etienne, qui enseigne l’histoire de l’art à l’Université de Berne: la recherche de provenance a d’abord été en réalité une recherche de propriétai­res. Pourtant, selon elle, c’est toute l’histoire qui s’enrichirai­t si l’ensemble des collection­s devenaient plus transparen­tes. Comment ce masque africain est-il arrivé ici? Pourquoi les Européens lui ont-ils ajouté des cheveux? Que signifie cette transforma­tion? Le gymnote du Muséum d’histoire naturelle de Genève est un «poisson électrique» qui a certes d’abord intéressé les naturalist­es, mais la présence de ce spécimen raconte aussi les plantation­s au Surinam du Genevois engagé dans le commerce internatio­nal d’esclaves au XVIIIe siècle. Chaque artefact peut ainsi être considéré dans un flux d’interactio­ns qui le modifient. Noémie Etienne organisera en septembre 2020 au Palais de Rumine, à Lausanne, l’exposition Une Suisse exotique. Repenser le siècle des Lumières.

Biens en fuite, ventes forcées, art spolié: cette question de la provenance fait partie intégrante, depuis 2008, du Musée Rietberg de Zurich, qui abrite la plus belle collection suisse d’art extra-européen grâce au don du banquier et baron allemand Eduard von der Heydt. Ce collection­neur avisé d’arts asiatique, africain, amérindien et océanien dès les années 1920, qui a acheté des oeuvres chez les plus grands galeristes et lors de ventes aux enchères à Londres, Berlin ou New York, a aussi été membre du Parti national-socialiste de 1933 à 1938, et a commercé pendant toute la Seconde Guerre mondiale avec le régime nazi. La recherche de provenance s’est, au début, concentrée sur les acquisitio­ns de l’époque du national-socialisme, a fait l’objet d’une exposition en 2013 et récemment d’une présentati­on dans la collection permanente du musée. Pour Esther Tisa Francini, qui a travaillé à la Commission Bergier avant de diriger la recherche de provenance au Musée Rietberg, il est vital d’envisager désormais la «biographie des objets», leur «curriculum vitae» – sans réduire l’espace de recherche à l’époque 1933-1945. Son équipe s’évertue à dépister l’histoire des artefacts, même à l’époque coloniale, leur rôle, leur trajet, leur réception. Pas simple, quand les marchands privés n’ont aucun intérêt à jouer la transparen­ce: «La règle impérative est de ne jamais confier à nos clients la provenance d’objets que souvent nous avons mis de nombreuses années à nous procurer», avouait ainsi le collection­neur et marchand français des années 1930 aux années 1980 Charles Ratton, grand pourvoyeur d’art extra-européen aux musées et collection­s du monde entier…

Toujours à Zurich, le Kunsthaus n’aurait pas l’envergure nationale qu’il a sans les dons de l’industriel allemand et mécène Emil Bürhle. Lui qui a vendu des armes indistinct­ement à la France, à la Grande-Bretagne jusqu’en 1940 puis à l’Allemagne durant la guerre, siège dès 1940 au sein de la Société zurichoise des beaux-arts, et en 1941 propose de financer une extension du Kunsthaus. En 1958, «un petit film montre la présence de conseiller­s fédéraux à l’inaugurati­on du musée, rappelle Erich Keller, de l’Université de Zurich. Petite danseuse de Degas, tableaux de Van Gogh, Van Dyck ou Gauguin: enfin, la ville avait un musée digne d’elle! Ce qui demeure invisible dans ce film, c’est l’origine de la richesse d’Emil Bürhle. Or les livraisons d’armes aux nazis lui ont permis de disposer des fonds nécessaire­s à ces achats d’art.» Erich Keller et son collègue Matthieu Leimgruber ont croisé l’histoire de la collection avec les marchés de l’industriel. Leur recherche montre comment Emil Bürhle profitait de ses déplacemen­ts profession­nels aux Etats-Unis par exemple lors de la guerre de Corée, qui a fait bondir sa fortune dans les années 1950, pour acheter de nouvelles oeuvres. «L’histoire du musée est indissocia­ble de celle de l’exportatio­n d’armes de guerre, le tout dans une Suisse neutre.» Des constats en forme de questions, alors que le musée, en train de s’agrandir, ambitionne de devenir en 2021 le deuxième plus important musée d’Europe pour l’impression­nisme, après le Musée d’Orsay de Paris.

Les plantes et les ossements aussi

Même les collection­s botaniques sont investies par les questions de provenance. N’oublions pas que «les puissances coloniales ont tiré leur richesse des plantes d’Afrique, stockées et étudiées dans les jardins botaniques ou autres musées de sciences naturelles en Europe, qui, avec les Etats-Unis, abrite les plus larges collection­s, rappelle Melanie Boehi, chercheuse actuelleme­nt à l’Université de Witwatersr­and en Afrique du Sud. Les spécimens historique­s de plantes pourraient aussi

faire l’objet de restitutio­ns.» A sa connaissan­ce, deux spécialist­es des plantes sud-africains ont émis une demande. Et que dire des restes humains? Ces crânes, fragments d’os, poignées de cheveux présents dans les collection­s anthropolo­giques de plusieurs musées occidentau­x posent d’innombrabl­es et embarrassa­ntes questions de légitimité, rappelle PierreLoui­s Blanchard, de l’Université de Lucerne. Comment ces objets ont-ils été prélevés? Qu’est devenue leur valeur parfois sacrée dans certaines régions du monde? Faut-il les sortir des collection­s pour pouvoir les rendre aux pays d’origine qui en feraient la demande? «Ces dépouilles avaient le statut d’objet collection­né, l’individu n’était jamais considéré, il n’y avait pas de réflexe éthique, note l’universita­ire. La collection des restes humains se déroulait souvent dans un contexte colonial qui ajoute le problème du déséquilib­re entre les pouvoirs des collection­neurs et des collection­nés. Il est important de rendre leur subjectivi­té à ces objets pour décolonial­iser les musées.»

La recherche de provenance est un défi. Elle oblige à se poser la question de l’autre, celui qui a produit l’artefact et ne l’a plus. Cette histoire en mouvement, loin d’être tournée uniquement vers le passé, en montrant les vies multiples des objets, ouvre la voie, peutêtre, à leur circulatio­n.n

 ?? (CHRISTIAN MERZ/KEYSTONE) ?? Objet d’art péruvien exposé au Musée Rietberg de Zurich, qui abrite la plus belle collection suisse d’art extra-européen grâce au don du banquier et baron allemand Eduard von der Heydt.
(CHRISTIAN MERZ/KEYSTONE) Objet d’art péruvien exposé au Musée Rietberg de Zurich, qui abrite la plus belle collection suisse d’art extra-européen grâce au don du banquier et baron allemand Eduard von der Heydt.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland