Les taux négatifs, décriés mais «nécessaires»
Près de cinq ans après leur instauration en Suisse, les taux négatifs n’ont pas empêché un renforcement du franc ni vraiment stimulé l’inflation. Ils semblent néanmoins partis pour durer, peut-être faute d’outils plus efficaces
Après bientôt cinq ans de taux d’intérêt négatifs en Suisse, quel bilan tirer de cette mesure destinée avant tout à freiner l’appréciation du franc? Le débat reste vif sur les effets à long terme des taux négatifs et les milieux financiers ont clairement manifesté leur lassitude ces derniers mois. Reste que les taux négatifs semblent en passe de devenir la nouvelle norme. Même si les effets sur les taux de change, d’inflation et de croissance ne sont pas ceux espérés, pour l’instant, en Suisse comme dans la plupart des autres pays qui pratiquent l’intérêt négatif (zone euro, Danemark, Suède, Japon), montre une récente étude de CME Group.
En Suisse, les taux négatifs ont été instaurés par la Banque nationale (BNS) le 22 janvier 2015, avec pour objectif principal de freiner l’appréciation de franc. En décourageant les investisseurs étrangers d’acheter de la devise suisse, via l’application d’une taxe de 0,75%. La BNS abandonnait dans les faits le taux plancher de 1,20 franc contre l’euro, sa défense devenant douloureusement coûteuse, tout en continuant à intervenir vigoureusement sur les marchés.
Franc plus fort
Après l’introduction des taux négatifs, le franc s’est apprécié, connaissant un pic, avant d’évoluer dans une bande de fluctuation à un niveau supérieur au cours antérieur aux taux négatifs, décrit CME, l’opérateur de marchés boursiers américains, dans son analyse publiée le 5 novembre qui prend en compte les valeurs des monnaies concernées pondérées par les échanges commerciaux. Un euro vaut autour de 1,10 franc actuellement.
Parmi les autres juridictions pratiquant les taux négatifs, un phénomène similaire a été observé. Au Japon, le yen s’est apprécié au lendemain de l’introduction de taux négatifs de -0,1% par la banque du Japon, le 29 janvier 2016, avant de reculer et d’évoluer dans une bande de fluctuation plus élevée que le cours d’avant les taux négatifs.
Au contraire, l’euro s’est déprécié après la mise en place de taux négatifs par la Banque centrale européenne. Puis la monnaie unique s’est redressée alors que le taux de dépôt de la BCE continuait à reculer. Enfin, l’introduction de taux négatifs en Suède a freiné la chute de la couronne, mais cette dernière a continué à baisser. Son déclin est davantage lié aux tensions commerciales internationales (la Suède dépend beaucoup de ses importations) et à la perte de compétitivité du pays, observe CME. La couronne a continué à se déprécier même lorsque la banque de Suède a annoncé en octobre qu’elle relèverait son taux de référence à 0% en décembre, contre -0,25% actuellement.
L’inflation n’est pas repartie
En théorie, les taux négatifs devraient également stimuler l’inflation, de deux façons. D’une part en affaiblissant la monnaie, ce qui renchérit le prix des biens importés, avec un effet d’autant plus marqué qu’une économie est ouverte. D’autre part en stimulant la demande, grâce à l’abondance d’argent injectée dans le système. Ce n’est pas exactement ce qui s’est passé dans les pays observés par CME.
L’inflation y est restée inférieure aux objectifs des banques centrales concernées. En Suisse, les taux négatifs ont été suivis par un effondrement de l’inflation «core» (qui exclut les prix de la nourriture et de l’énergie) en territoire négatif. Cette période de déflation a pris fin en 2016 et les prix progressent à nouveau, sur un rythme annuel proche de 0,4%.
L’inflation a également chuté au Japon après l’introduction des taux négatifs, avant de remonter à un niveau proche de 0,5%, inférieur à celui d’avant l’intérêt négatif. A l’inverse, l’inflation a modérément progressé en période de taux négatifs dans la zone euro (passant de 0,8% à 1% environ) et en Suède (de 1% à 1,4%), où ce mouvement résulte surtout de la chute de l’excédent commercial, note l’étude.
Croissance en dents de scie
Enfin, des taux d’intérêt négatifs devraient également soutenir la croissance économique, en pénalisant les institutions financières qui déposent des liquidités auprès de leur banque centrale. Au lieu de recevoir un intérêt, ces institutions doivent payer pour ce service, en
Suisse à hauteur de 0,75% au-delà d’un certain montant, par exemple. Le coût global pour le secteur financier a été estimé à près de 2 milliards de francs par l’Association suisse des banquiers.
L’objectif des taux négatifs est de pousser les banques à financer l’économie réelle, en accordant des prêts, plutôt qu’en laissant leurs liquidités dormir sur des comptes. Autre facteur favorable, les taux d’intérêt offerts aux entreprises et aux individus sont également plus bas.
La croissance a bel et bien progressé en Suisse, dans la zone euro, en Suède et au Japon, en 2017-2018, soit après l’introduction de taux négatifs. La reprise synchronisée de la croissance mondiale sur cette période explique cette embellie, qui a toutefois été suivie par un ralentissement marqué, sur fond de crainte sur le commerce mondial.
Un autre dommage collatéral des taux négatifs concerne la productivité, affirme Mathilde Lemoine, cheffe économiste chez Edmond de Rothschild à Genève: «Les taux faibles ou négatifs peuvent rendre rentables des projets peu productifs, ce qui peut engendrer un ralentissement de la productivité et inciter les ménages à épargner davantage.» Dans une note récente, l’économiste parle même de «trappe à taux bas», ces derniers n’ayant pas l’efficacité recherchée, «qui symbolise l’échec des politiques budgétaires et monétaires menées depuis 2008».
Et si les taux n’avaient pas été négatifs?
Malgré ces limites, on ne peut exclure que la situation se serait davantage détériorée si les taux négatifs n’avaient pas été instaurés. C’est ce qu’affirmait le président de la BNS Thomas Jordan en 2016 déjà: «Sans le taux d’intérêt négatif, le franc se serait apprécié encore davantage, la croissance aurait chuté, le renchérissement aurait été encore plus bas, et le chômage aurait augmenté.»
Les taux négatifs semblent devoir durer en Suisse, à en croire Andréa Maechler. La numéro trois de la BNS les a qualifiés d’«absolument nécessaires pour la Suisse», mercredi à Zurich. La Banque nationale doit prendre une décision sur les taux le 12 décembre. Les marchés prévoient une probabilité de 95% que l’institution conserve son taux de -0,75%.
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«La trappe à taux bas, ces derniers n’ayant pas l’efficacité recherchée, symbolise l’échec des politiques monétaires menées depuis 2008»
MATHILDE LEMOINE, CHEFFE ÉCONOMISTE CHEZ EDMOND DE ROTHSCHILD À GENÈVE