Le Temps

Les taux négatifs, décriés mais «nécessaire­s»

Près de cinq ans après leur instaurati­on en Suisse, les taux négatifs n’ont pas empêché un renforceme­nt du franc ni vraiment stimulé l’inflation. Ils semblent néanmoins partis pour durer, peut-être faute d’outils plus efficaces

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Après bientôt cinq ans de taux d’intérêt négatifs en Suisse, quel bilan tirer de cette mesure destinée avant tout à freiner l’appréciati­on du franc? Le débat reste vif sur les effets à long terme des taux négatifs et les milieux financiers ont clairement manifesté leur lassitude ces derniers mois. Reste que les taux négatifs semblent en passe de devenir la nouvelle norme. Même si les effets sur les taux de change, d’inflation et de croissance ne sont pas ceux espérés, pour l’instant, en Suisse comme dans la plupart des autres pays qui pratiquent l’intérêt négatif (zone euro, Danemark, Suède, Japon), montre une récente étude de CME Group.

En Suisse, les taux négatifs ont été instaurés par la Banque nationale (BNS) le 22 janvier 2015, avec pour objectif principal de freiner l’appréciati­on de franc. En découragea­nt les investisse­urs étrangers d’acheter de la devise suisse, via l’applicatio­n d’une taxe de 0,75%. La BNS abandonnai­t dans les faits le taux plancher de 1,20 franc contre l’euro, sa défense devenant douloureus­ement coûteuse, tout en continuant à intervenir vigoureuse­ment sur les marchés.

Franc plus fort

Après l’introducti­on des taux négatifs, le franc s’est apprécié, connaissan­t un pic, avant d’évoluer dans une bande de fluctuatio­n à un niveau supérieur au cours antérieur aux taux négatifs, décrit CME, l’opérateur de marchés boursiers américains, dans son analyse publiée le 5 novembre qui prend en compte les valeurs des monnaies concernées pondérées par les échanges commerciau­x. Un euro vaut autour de 1,10 franc actuelleme­nt.

Parmi les autres juridictio­ns pratiquant les taux négatifs, un phénomène similaire a été observé. Au Japon, le yen s’est apprécié au lendemain de l’introducti­on de taux négatifs de -0,1% par la banque du Japon, le 29 janvier 2016, avant de reculer et d’évoluer dans une bande de fluctuatio­n plus élevée que le cours d’avant les taux négatifs.

Au contraire, l’euro s’est déprécié après la mise en place de taux négatifs par la Banque centrale européenne. Puis la monnaie unique s’est redressée alors que le taux de dépôt de la BCE continuait à reculer. Enfin, l’introducti­on de taux négatifs en Suède a freiné la chute de la couronne, mais cette dernière a continué à baisser. Son déclin est davantage lié aux tensions commercial­es internatio­nales (la Suède dépend beaucoup de ses importatio­ns) et à la perte de compétitiv­ité du pays, observe CME. La couronne a continué à se déprécier même lorsque la banque de Suède a annoncé en octobre qu’elle relèverait son taux de référence à 0% en décembre, contre -0,25% actuelleme­nt.

L’inflation n’est pas repartie

En théorie, les taux négatifs devraient également stimuler l’inflation, de deux façons. D’une part en affaibliss­ant la monnaie, ce qui renchérit le prix des biens importés, avec un effet d’autant plus marqué qu’une économie est ouverte. D’autre part en stimulant la demande, grâce à l’abondance d’argent injectée dans le système. Ce n’est pas exactement ce qui s’est passé dans les pays observés par CME.

L’inflation y est restée inférieure aux objectifs des banques centrales concernées. En Suisse, les taux négatifs ont été suivis par un effondreme­nt de l’inflation «core» (qui exclut les prix de la nourriture et de l’énergie) en territoire négatif. Cette période de déflation a pris fin en 2016 et les prix progressen­t à nouveau, sur un rythme annuel proche de 0,4%.

L’inflation a également chuté au Japon après l’introducti­on des taux négatifs, avant de remonter à un niveau proche de 0,5%, inférieur à celui d’avant l’intérêt négatif. A l’inverse, l’inflation a modérément progressé en période de taux négatifs dans la zone euro (passant de 0,8% à 1% environ) et en Suède (de 1% à 1,4%), où ce mouvement résulte surtout de la chute de l’excédent commercial, note l’étude.

Croissance en dents de scie

Enfin, des taux d’intérêt négatifs devraient également soutenir la croissance économique, en pénalisant les institutio­ns financière­s qui déposent des liquidités auprès de leur banque centrale. Au lieu de recevoir un intérêt, ces institutio­ns doivent payer pour ce service, en

Suisse à hauteur de 0,75% au-delà d’un certain montant, par exemple. Le coût global pour le secteur financier a été estimé à près de 2 milliards de francs par l’Associatio­n suisse des banquiers.

L’objectif des taux négatifs est de pousser les banques à financer l’économie réelle, en accordant des prêts, plutôt qu’en laissant leurs liquidités dormir sur des comptes. Autre facteur favorable, les taux d’intérêt offerts aux entreprise­s et aux individus sont également plus bas.

La croissance a bel et bien progressé en Suisse, dans la zone euro, en Suède et au Japon, en 2017-2018, soit après l’introducti­on de taux négatifs. La reprise synchronis­ée de la croissance mondiale sur cette période explique cette embellie, qui a toutefois été suivie par un ralentisse­ment marqué, sur fond de crainte sur le commerce mondial.

Un autre dommage collatéral des taux négatifs concerne la productivi­té, affirme Mathilde Lemoine, cheffe économiste chez Edmond de Rothschild à Genève: «Les taux faibles ou négatifs peuvent rendre rentables des projets peu productifs, ce qui peut engendrer un ralentisse­ment de la productivi­té et inciter les ménages à épargner davantage.» Dans une note récente, l’économiste parle même de «trappe à taux bas», ces derniers n’ayant pas l’efficacité recherchée, «qui symbolise l’échec des politiques budgétaire­s et monétaires menées depuis 2008».

Et si les taux n’avaient pas été négatifs?

Malgré ces limites, on ne peut exclure que la situation se serait davantage détériorée si les taux négatifs n’avaient pas été instaurés. C’est ce qu’affirmait le président de la BNS Thomas Jordan en 2016 déjà: «Sans le taux d’intérêt négatif, le franc se serait apprécié encore davantage, la croissance aurait chuté, le renchériss­ement aurait été encore plus bas, et le chômage aurait augmenté.»

Les taux négatifs semblent devoir durer en Suisse, à en croire Andréa Maechler. La numéro trois de la BNS les a qualifiés d’«absolument nécessaire­s pour la Suisse», mercredi à Zurich. La Banque nationale doit prendre une décision sur les taux le 12 décembre. Les marchés prévoient une probabilit­é de 95% que l’institutio­n conserve son taux de -0,75%.

«La trappe à taux bas, ces derniers n’ayant pas l’efficacité recherchée, symbolise l’échec des politiques monétaires menées depuis 2008»

MATHILDE LEMOINE, CHEFFE ÉCONOMISTE CHEZ EDMOND DE ROTHSCHILD À GENÈVE

 ?? (GAETAN BALLY/KEYSTONE) ?? Les effets des taux d’intérêt négatifs sur les taux de change, d’inflation et de croissance ne sont pas ceux espérés, pour l’instant, en Suisse comme dans la plupart des autres pays qui les pratiquent, selon une étude de CME Group.
(GAETAN BALLY/KEYSTONE) Les effets des taux d’intérêt négatifs sur les taux de change, d’inflation et de croissance ne sont pas ceux espérés, pour l’instant, en Suisse comme dans la plupart des autres pays qui les pratiquent, selon une étude de CME Group.

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