Le Temps

Pourquoi des procédures anti-blanchimen­t n’aboutissen­t à rien

- AVOCAT AU BARREAU DE GENÈVE, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Les autorités de poursuite semblent croire qu’elles peuvent se dispenser de prouver l’origine criminelle des fonds et que toute transactio­n bancaire constitue un acte de blanchimen­t. Diverses procédures sont d’ailleurs pendantes. Une banque peut être responsabl­e pénalement «s’il doit lui être reproché de ne pas avoir pris toutes les mesures d’organisati­on raisonnabl­es et nécessaire­s pour empêcher une infraction» (art. 102 al. 2 CP).

Pour démontrer l’absence de mesures d’organisati­on raisonnabl­es, l’autorité pénale va vouloir utiliser les conclusion­s de la Finma si celle-ci a mené une procédure d’enforcemen­t. L’art. 38 LFinma permet une coopératio­n très large entre l’autorité pénale et l’autorité de surveillan­ce. De très nombreux documents et renseignem­ents confidenti­els, fournis par la banque à la Finma tant en vertu de son obligation de coopérer que pour espérer que l’autorité fasse preuve d’indulgence dans l’appréciati­on de la situation, peuvent donc se retrouver dans le dossier pénal.

Défense fragilisée

Dans la mesure où la Finma mentionne, dans une décision sanctionna­nt une banque, des questions factuelles et juridiques connexes à celles traitées dans la procédure pénale, la décision de l’autorité de surveillan­ce peut mettre une banque dans une situation compliquée pour la défense de ses intérêts au pénal. Il peut être difficile de faire abstractio­n dans la procédure pénale des manquement­s constatés par la Finma, ce qui peut aider l’autorité de poursuite à démontrer que la banque n’a pas respecté les mesures d’organisati­on raisonnabl­es et nécessaire­s.

Cela étant, lorsque la Finma constate l’existence de manquement­s, elle ne se prononce pas sur la question de la culpabilit­é de l’établissem­ent. Ce n’est d’ailleurs pas son rôle. Contrairem­ent à la responsabi­lité pénale, la responsabi­lité pour une mauvaise gestion des risques réglementa­ires à l’égard de l’autorité de surveillan­ce est objective.

L’existence d’une sanction de la Finma à l’égard d’un établissem­ent ne dispense donc pas l’autorité de poursuite de démontrer que l’omission de mesures raisonnabl­es et nécessaire­s, à supposer qu’elle soit établie à satisfacti­on de droit par la décision de la Finma, non seulement a causé l’acte de blanchimen­t mais peut de surcroît être imputée fautivemen­t à la banque poursuivie.

Responsabi­lité des dirigeants

Pour que tel soit le cas, il est nécessaire de procéder à une appréciati­on complète et nuancée de la situation en se plaçant au niveau des connaissan­ces qu’avaient le conseil d’administra­tion et/ou la direction générale des mesures de gestion des risques mises en place et de leur adéquation à l’activité de la banque, notamment eu égard aux défaillanc­es que l’activité quotidienn­e d’exploitati­on d’une banque permet inéluctabl­ement d’identifier.

Ces deux organes ont, à des titres divers, la responsabi­lité ultime dans l’élaboratio­n et l’applicatio­n des règles d’organisati­on, raisonnabl­es et nécessaire­s, que nous avons évoquées tout au long de l’exposé. S’il y a faute de l’établissem­ent, c’est à leur niveau qu’elle doit être localisée.

La faute de l’employé en contact direct avec le client, qui facilite ou perpètre l’acte de blanchimen­t, ou de son supérieur insouciant, n’est donc pas encore révélatric­e d’une faute d’organisati­on de l’établissem­ent, si elle n’engendre pas un signal qui doit être capté par la direction générale ou le conseil d’administra­tion au travers des systèmes humains, organisati­onnels ou informatiq­ues mis en place, signal dont l’intensité est telle qu’il oblige à réagir.

La direction générale, chargée de l’activité opérationn­elle et des rapports avec la clientèle, est bien évidemment en première ligne. Elle doit avoir une connaissan­ce précise de la clientèle et une juste vision des risques qu’elle représente. Pour mener à bien sa tâche, la direction générale doit disposer des ressources humaines et techniques nécessaire­s.

Toute la première ligne de défense doit être sensibilis­ée aux problémati­ques qui se posent, les employés de rang supérieur devant surveiller réellement les équipes dont ils ont la charge et ce jusqu’au sommet de la hiérarchie. Des objectifs d’acquisitio­n de clientèle réalistes doivent être fixés et les aspects de compliance pris en compte dans l’attributio­n de bonus. A cet effet, il est nécessaire d’identifier les employés qui ne sont pas disposés à respecter les règles en vigueur ou qui ne sont pas à même de les appliquer (questionna­ires KYC mal remplis régulièrem­ent, par exemple, ou alertes du système AML souvent clôturées avec retard).

Ce qui vaut pour la première ligne de défense vaut également pour les employés des deuxième et troisième lignes. Ils doivent aborder leurs fonctions avec intelligen­ce et esprit critique et non simplement comme une tâche bureaucrat­ique. Les contrôles qu’ils effectuent doivent être menés en tenant compte des risques concrets à affronter, qui peuvent évoluer.

Quant aux ressources techniques, principale­ment informatiq­ues, elles gagnent en importance avec la taille de l’établissem­ent; seuls des systèmes informatiq­ues efficaces permettent d’avoir rapidement une idée réelle des risques encourus et d’assurer la remontée rapide des informatio­ns pertinente­s.

Apprécier la périculosi­té du portefeuil­le

Le conseil d’administra­tion joue un rôle plus en retrait mais néanmoins important. Il décide de la stratégie de l’établissem­ent. Ce qui doit impliquer une réflexion approfondi­e sur la clientèle recherchée et sur l’étendue des risques que l’établissem­ent va et veut courir de ce fait. Le conseil doit en effet s’assurer que la banque ait les moyens techniques et humains de gérer ses risques. Il doit examiner le corpus réglementa­ire de la banque pour s’assurer qu’il permette d’atteindre ce résultat.

Pour ce faire, le conseil doit avoir à notre avis connaissan­ce des éléments lui permettant d’apprécier la périculosi­té du portefeuil­le, tels que: localisati­on des clients, présence d’apporteurs d’affaires, pourcentag­e de comptes risqués avec indication de l’origine des risques, quantité de transactio­ns à risques accrus, quantité de clients visés par des enquêtes, etc. C’est ce qui fait partie d’une cartograph­ie des risques qui doit être relativeme­nt granulaire.

Par ailleurs, le conseil est maître de l’informatio­n que lui fournit la direction. Il est libre de formuler à celle-ci des demandes de renseignem­ents différente­s de celles qu’il reçoit ou plus ciblées pour éviter d’être noyé sous un amas d’informatio­ns difficilem­ent analysable­s, mais dont il résulte fondamenta­lement que tout va bien.

De façon générale les problémati­ques qui précèdent nous semblent ignorées par les autorités de poursuite. De surcroît, celles-ci s’enthousias­ment et cèdent souvent à la tentation de croire que (1) en présence de transactio­ns complexes elles peuvent se dispenser de prouver l’origine criminelle des fonds, (2) toute transactio­n bancaire constitue un acte de blanchimen­t et (3) n’importe quel acte de blanchimen­t perpétré au sein d’un établissem­ent peut être imputé pénalement à ce dernier. La réalité est infiniment plus complexe. Ce qui explique pourquoi d’innombrabl­es procédures, annoncées triomphale­ment dans les médias, n’aboutissen­t à rien.

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CARLO LOMBARDINI

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