Le Temps

«Les fleurs et les papillons font encore vendre»

Nicolas Bos, patron de Van Cleef & Arpels, marque connue pour ses colliers et ses bijoux, soutient que la nature comme expression de la beauté ne disparaîtr­a pas. Il dit son agacement face à l’industrie du diamant de synthèse

- PROPOS RECUEILLIS PAR VALÈRE GOGNIAT @valeregogn­iat

Rachat de Tiffany par LVMH, de Buccellati par Richemont, lancement de la première collection de joaillerie sertie de diamants de laboratoir­e à Paris… L’actualité sur le front des pierres précieuses a été plutôt chargée cet automne.

Pour Nicolas Bos, directeur général et artistique de Van Cleef & Arpels (en mains du groupe Richemont), ces rachats ne sont pas les prémices d’une vague de concentrat­ion. Pour celui qui est également au conseil d’administra­tion du groupe de luxe genevois, la joaillerie va rester très fragmentée, car il s’agit d’une industrie qui s’appuie avant tout sur des codes propres à chaque culture. Une chose paraît toutefois certaine, ce n’est pas demain que Nicolas Bos se mettra aux diamants synthétiqu­es.

LVMH a annoncé sa reprise de Tiffany la semaine dernière. Est-ce que le groupe français va faire de l’ombre à Richemont sur le terrain de la joaillerie? Je ne souhaite pas faire de commentair­e particulie­r.

Plus généraleme­nt, que pensezvous de Tiffany? Est-ce un concurrent direct? Pas vraiment. Tiffany est une très belle maison dont le périmètre de produits est très différent du nôtre (leur segment de prix est plus large, ils ont une offre importante de cadeaux en argent…). Les différence­s entre nos deux marques illustrent d’ailleurs bien à quel point la joaillerie est une industrie culturelle.

C’est-à-dire? Au niveau des prix, des styles, des qualités… On trouve de tout aux quatre coins du monde. En Italie, à une époque, presque chaque village avait ses trois ou quatre joailliers attitrés. La consommati­on de la joaillerie est étroitemen­t liée à la célébratio­n, au mariage, à des événements intimement liés à chaque culture. Ce modèle a duré jusqu’à la fin des années 1990, où les marques de luxe (et notamment joaillière­s) ont développé une dimension internatio­nale, souvent en passant dans le giron d’un groupe.

La joaillerie devient chaque année plus importante au sein des groupes. Est-ce dû à sa grande rentabilit­é? Pas forcément. C’est le cas chez Richemont, mais cela varie selon les groupes. Le développem­ent de la joaillerie chez Richemont a connu moins d’aléas que l’industrie horlogère, d’où le fait que son poids a augmenté.

Avec Wilhelm Schmid (patron de Lange & Söhne), vous êtes les deux seuls chefs de marque (sur 18) de Richemont à être restés en poste ces cinq dernières années. Vous êtes un survivant… Vous pensez qu’il faut que je m’inquiète? Non, plus sérieuseme­nt, je ne l’ai pas vécu comme une démarche systématiq­ue. Il y a des cycles dans les vies des groupes et, avec Wilhelm, nous avons peut-être eu de la chance.

Une autre de vos particular­ités: vous êtes en même temps directeur général et directeur artistique de Van Cleef & Arpels. Comment ces deux casquettes cohabitent-elles? Pour l’instant, je ne souffre pas de schizophré­nie. L’opposition que l’on imagine souvent entre ces deux univers est relativeme­nt artificiel­le. Dans des maisons comme les nôtres, il serait dangereux de dissocier l’attention aux savoir-faire, le renouvelle­ment des produits ou l’approche créative de la qualité de la gestion et du développem­ent commercial. Ce qui fait la pérennité de notre marque, c’est justement d’avoir su marier les deux.

L’horlogerie représente une part minime du chiffre d’affaires de Van Cleef & Arpels (estimé à 1,48 milliard d’euros par an par Vontobel). Comment gérez-vous la place que vous lui accordez en termes d’investisse­ments? Il n’y a pas d’énorme stratégie ancrée dans le marbre. Cela se fait de manière assez organique. Tant que l’on a quelque chose à dire et que l’on pense que cela peut intéresser les clients, on le développe. Et même si elle reste largement inférieure à la joaillerie, l’horlogerie devient tout de même suffisamme­nt importante pour avoir sa propre dynamique. Car, nous ne communiquo­ns pas de chiffres, mais je vous assure que notre activité horlogère a la taille d’une marque de taille tout à fait respectabl­e.

Est-elle rentable? Je répondrai que cela fonctionne correcteme­nt. De toute façon, notre activité ne peut se justifier dans la durée que si les résultats sont là. Nous avons par exemple développé un atelier d’émail pour nos cadrans (et parfois ceux d’autres marques); cela ne se serait pas fait si nous ne vendions pas nos montres…

Cette dernière décennie, la croissance de votre entreprise a largement été portée par la «globalisat­ion» de la marque. Le nombre de vos boutiques est passé de 40 en 2004 à 130 aujourd’hui. Quels seront vos prochains relais? Il y a encore des pistes de progressio­n géographiq­ue. Peutêtre en Inde, où nous sommes quasi absents. Mais qui peut le dire? Personne n’avait anticipé que la Chine continenta­le se développer­ait pareilleme­nt; tout le monde misait sur le Brésil au tournant de la décennie. Il y a également des pistes de développem­ent dans les collection­s. Et dans la notoriété. Beaucoup de gens connaissen­t vaguement notre nom mais n’ont jamais franchi la porte de l’une de nos boutiques. Et quand ils le font, ils s’exclament: «Mais, vous ne vendez pas que des pièces valant des millions de dollars?»

En termes de créativité, vous dites volontiers qu’une marque doit identifier son «terrain de jeu» et ne pas en sortir. Quel est le vôtre? Difficile de le résumer en quelques mots. Mais nos sources d’inspiratio­n historique­s tournent autour de la légèreté, de la représenta­tion de la nature, du mouvement, d’une certaine forme de délicatess­e…

«Le paradis avant la faute», disiezvous dans nos colonnes il y a quelques années. Dans une société où l’excès et la violence deviennent la norme, n’avez-vous pas peur qu’une marque qui se fait connaître pour sa bienveilla­nce et sa légèreté se ringardise? Je ne pense pas. Il y a dans notre société une visibilité très importante accordée à des choses dramatique­s. Mais la nature comme expression de la beauté ne va pas disparaîtr­e; les fleurs et les papillons font vendre et restent à la mode! C’est en tout cas ce que l’on expériment­e chez nous. On voit l’intérêt dans le monde pour des festivals de jardins, une fascinatio­n pour l’environnem­ent… Cela parle aussi aux nouvelles génération­s.

Une nouvelle marque, Courbet, a lancé début novembre la première collection de joaillerie exploitant des diamants de synthèse. Elle vante «une traçabilit­é et une transparen­ce sans précédent, ainsi qu’une très faible empreinte carbone». Qu’en dites-vous? Je connais bien le patron de Courbet, qui est quelqu’un de très sympathiqu­e. Il est normal pour une marque de chercher des arguments de vente mais après, il faut faire la part des choses. Je peux très bien dire: «Si vous achetez un bijou Van Cleef & Arpels, vous allez rajeunir», cela n’engagera que moi et le client qui y croira. Il y a aujourd’hui beaucoup de confusion sur la question des diamants de synthèse. Pour certains acteurs qui entrent sur le marché, cette confusion est une bonne nouvelle. Pour l’industrie traditionn­elle comme la nôtre, cette confusion est nuisible, car elle manque les vrais sujets. Dire que l’industrie minière est irréprocha­ble serait aberrant. Mais dire que la fabricatio­n artificiel­le de diamants est un processus éthique qui va sauver la planète l’est tout autant. Sans compter que la démarche commercial­e me laisse sur ma faim: est-ce que vous vendriez votre journal en disant «Certes, il n’est pas terrible, mais regardez ce que font nos concurrent­s, c’est encore pire»?

Pourtant, si l’on peut éviter d’aller exploiter des mines dans des pays où les conditions de travail et les techniques d’extraction sont critiquabl­es, n’est-ce pas une bonne nouvelle? Je débats volontiers de la question morale d’aller chercher des ressources naturelles dans des pays en voie de développem­ent. Mais ce qui m’agace, c’est de lire «premier joaillier éthique», le seul argument commercial utilisé par ces vendeurs de diamants de synthèse est une diffamatio­n qui n’est pas étayée contre les marques établies. Sans compter une méconnaiss­ance totale de la part des journalist­es et des observateu­rs sur la réalité des diamants synthétiqu­es. Vous croyez vraiment que l’empreinte carbone de ce produit manufactur­é est nulle? Alors qu’il exige, pour sa fabricatio­n, une consommati­on phénoménal­e d’énergie dans un pays où l’électricit­é vient du charbon… Sans compter que, en fin de compte, un diamant ne se caractéris­e pas uniquement par ses propriétés chimiques ou physiques mais par sa rareté. Quel est alors l’intérêt d’un produit dont le coût de fabricatio­n va continuer de baisser dans les années à venir?

«Beaucoup de gens connaissen­t vaguement notre nom mais n’ont jamais franchi la porte de l’une de nos boutiques» NICOLAS BOS

PATRON DE VAN CLEEF & ARPELS

Et pour conclure de façon plus anecdotiqu­e, avez-vous revu récemment «Fantomas» (André Hunebelle, 1964) avec Jean Marais et Louis de Funès? Oui, vous faites allusion à la première scène qui se passe dans notre boutique de la place Vendôme… Vous savez que c’est monsieur Arpels lui-même qui les accueille dans la boutique? En fin de compte, notre marque apparaît bien plus souvent dans des films où il y a des casses que dans des histoires d’amour. Je me demande bien pourquoi…

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(VAN CLEEF & ARPELS) Nicolas Bos: «Nos sources d’inspiratio­n historique­s tournent autour de la légèreté, de la représenta­tion de la nature, du mouvement.»

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