Le Temps

«L’ordre libéral n’a jamais été global»

Professeur­e de relations internatio­nales et de science politique à l’IHEID, Stephanie Hofmann livre une analyse pointue sur les crises que traversent les Nations unies et l’OTAN. Le Brexit force l’Union européenne à repenser sa défense militaire

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

L’ordre mondial mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est-il en train de s’effondrer? Professeur­e de relations internatio­nales et de science politique à l’IHEID à Genève, Stephanie Hofmann observe les affaires du monde d’un oeil attentif. Elle décortique les actuelles crises qui secouent l’ONU, l’Alliance atlantique et l’Union européenne.

Que révèle la crise de liquidités que traverse l’ONU, provoquée par le non-paiement des contributi­ons au budget régulier par des pays comme les Etats-Unis ou le Brésil? On a vite fait de recourir aux superlatif­s en affirmant qu’il s’agit de la pire crise de liquidités qu’ait jamais connue l’ONU. Ce serait bien sûr très regrettabl­e si on devait en arriver au point de ne plus pouvoir rémunérer les fonctionna­ires. Mais il faut nuancer. Depuis des années déjà à l’ONU, de nombreux projets sont financés par des contributi­ons volontaire­s. Certains Etats membres préfèrent financer des projets onusiens qui répondent mieux à leurs ambitions nationales et considèren­t souvent les contributi­ons obligatoir­es au budget régulier de l’ONU comme secondaire­s.

Faut-il y voir une menace existentie­lle pour les Nations unies? Pas pour l’ONU, qui reste une organisati­on assez flexible, capable de s’adapter à la nouvelle donne globale. Sa fonction de forum va perdurer. Mais la manière dont les Etats membres utilisent cette organisati­on a changé et va changer. La place qu’occupent certains pays évolue aussi. La puissance américaine est remise en question dans plusieurs domaines, et pas seulement à cause de la rhétorique du président Trump. La Chine, elle, mène une politique plus affirmativ­e. Elle a pris la commande d’opérations de maintien de la paix et est le membre permanent du Conseil de sécurité qui contribue le plus au financemen­t de ces opérations. Nous ne sommes plus dans la logique bipolaire de la guerre froide. Beaucoup plus de voix se font entendre à l’Assemblée générale et au Conseil de sécurité, où les «E10», les dix membres élus du Conseil pour un mandat de deux ans, sont de plus en plus inclus dans des consultati­ons. On s’approche d’une gouvernanc­e plus globale, plus inclusive.

Avec son nouveau rôle, la Chine sapet-elle l’ordre libéral en place depuis 1945? Cet ordre libéral n’a jamais été global et statique. Aujourd’hui le président chinois Xi Jinping utilise un langage plutôt libéral au niveau internatio­nal et un langage autoritair­e au niveau national. A voir si cela est tenable à terme. Voyez ce qui vient d’être publié sur le traitement de la minorité ouïgoure en Chine. C’est découragea­nt. Pékin peut influencer, au sein de l’ONU, la manière dont on fournit l’aide au développem­ent et dont on mène certaines opérations de maintien de la paix. A la cinquième commission à New York, où on discute du financemen­t des opérations de paix, il y a une vraie bataille entre Européens et Etats-Unis d’un côté, Russie et Chine de l’autre, sur le nombre de responsabl­es des droits humains censés accompagne­r les Casques bleus. La Chine, c’est une certitude, va contribuer à façonner l’ordre actuel. Mais comment elle va faire évoluer les interactio­ns entre Etats n’est pas encore clair.

L’OTAN ne semble pas en meilleure forme. Le président Emmanuel Macron estime qu’elle est «frappée de mort cérébrale»… Tout le monde s’accorde à dire que l’OTAN doit être gérée différemme­nt. Mais parler de mort cérébrale est exagéré. L’Alliance atlantique a perdu de son importance, mais elle n’est de loin pas morte. Elle a montré depuis la fin de la guerre froide qu’elle pouvait innover. En ce moment, les pays de l’Europe de l’Est veulent une OTAN qui les protège d’une Russie qui s’affirme de plus en plus. Les Etats méditerran­éens veulent une OTAN plus active sur le plan maritime. D’autres Etats membres regardent de plus en plus vers l’UE. En même temps, l’UE montre une attitude cohérente en matière de défense, mais on ne sait pas encore comment elle va se coordonner avec l’OTAN. Chypre (UE) et la Turquie (OTAN) bloquent pour l’heure toute négociatio­n politique et il appartient aux bureaucrat­es des deux organisati­ons et des ministères nationaux de se coordonner entre eux.

L’article 5 de la charte de l’OTAN, stipulant qu’une attaque contre un membre est une attaque contre toute l’Alliance, a été fragilisé par Trump. Sera-t-il appliqué en cas d’agression contre un membre? C’est une question intéressan­te. Tout dépend du type d’attaque. Il y a quelques jours, il y a eu le 4e anniversai­re des attentats de Paris. Au moment de cette tragédie, le président François Hollande n’avait pas invoqué l’article 5 du traité de l’OTAN, mais l’article 42.7 de l’UE, une clause de solidarité qui implique un soutien politique et potentiell­ement militaire. Même si l’article 5 est plus fort, il ne déclenche pas pour autant une réponse automatiqu­e et militaire des membres de l’OTAN. Quand l’article 5 a été écrit, le Congrès américain ne voulait pas d’une clause de défense mutuelle forte. Il avait peur d’être automatiqu­ement entraîné dans une guerre en Europe. Tel qu’il est rédigé, cet article 5 peut impliquer un soutien militaire, mais aussi purement politique. Mais je pense que le Congrès pousserait Trump à faire au moins une déclaratio­n de soutien dans le cas où un membre de l’OTAN déclencher­ait l’article 5.

Au vu de l’affaibliss­ement de l’OTAN, une défense commune européenne estelle un objectif plus tangible? Plusieurs éléments ont évolué depuis que l’UE a commencé à coopérer dans le domaine de la sécurité. Avec le Brexit, les choses se sont accélérées. Il n’y a plus de veto de Londres, qui n’était pas favorable à la politique de défense et de sécurité commune au sein de l’UE. La France et l’Allemagne se sont immédiatem­ent manifestée­s. Désormais, la Commission européenne a débloqué des milliards d’euros pour soutenir le développem­ent de capacités militaires communes. Ce n’est pas énorme, mais c’est un début. Dans le cadre de la Coopératio­n structurée permanente de l’UE, 13 projets viennent d’être lancés. 47 projets doivent maintenant être mis en oeuvre. Il est trop tôt pour savoir si ces initiative­s produiront des résultats, mais elles démontrent au moins une vitalité de l’Union dans un domaine stratégiqu­e.

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(EDDY MOTTAZ POUR LE TEMPS) Stephanie Hofmann dirige actuelleme­nt une étude financée par le Fonds national suisse sur l’usage de la force armée dans les relations internatio­nales.

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