Le Temps

Le Palais fédéral en quelques anecdotes

Ce lundi s’ouvre la 51e législatur­e des Chambres fédérales à Berne, dans un bâtiment en mollasse grise plutôt austère. En marge des grandes décisions qui y ont été prises, il a vécu quelques épisodes croustilla­nts ou drôles, émouvants ou tragiques. Voici

- BERNARD WUTHRICH, BERNE @BdWuthrich

A l’heure où s’ouvre la nouvelle législatur­e des Chambres fédérales, retour sur quelques épisodes drôles, émouvants ou tragiques qui ont marqué l’histoire du Palais fédéral.

Ce lundi 2 décembre 2019, en début d’après-midi, 246 parlementa­ires, dont près de 80 pour la première fois, pénètrent dans le Palais fédéral pour être assermenté­s et assumer le mandat que leurs électrices et électeurs leur ont confié. Ils s’installent pour quatre ans dans ce bâtiment solidement campé sur ses fondations depuis 1902, date de sa constructi­on sur une falaise qui surplombe l’Aar et offre une vue imprenable sur les Alpes. Un édifice en mollasse grise d’apparence tranquille, imperturba­ble, sans histoire. Pourtant, si ses murs pouvaient parler, ils en auraient à raconter, des histoires. Car ils en ont vécu des moments particulie­rs, inattendus, quelquefoi­s drôles ou rocamboles­ques, parfois émouvants ou tragiques. Il y a d’un côté l’histoire officielle du Palais du parlement, liée à la confection de l’arsenal constituti­onnel et législatif suisse, sa mission. Mais il y a de l’autre les petites histoires, les anecdotes, celles qu’on se murmure à l’oreille et qui montrent que, finalement, la Suisse est un pays tout à fait ordinaire.

Moudjahidi­n, Kurdes et Jurassiens

Parce qu’il incarne cette proximité que l’on cultive en Suisse entre la population et ses élus, l’accès au temple national de la démocratie a longtemps été libre. Jusqu’à la fin des années 1990, on y entrait sans trop de difficulté­s. Quiconque accompagna­it un représenta­nt du peuple (ou un journalist­e parlementa­ire) passait devant les gardiens en se contentant de les saluer poliment. Tout a changé au tournant du siècle. A cause d’un événement qui ne s’est pas produit à Berne, mais qui a traumatisé le pays tout entier: le carnage de Zoug. Le jeudi 27 septembre 2001, un forcené armé fit irruption dans la salle du parlement cantonal et ouvrit le feu. Le bilan fut terrifiant: trois conseiller­s d’Etat et onze députés furent tués. Cet acte effroyable n’avait pas été commis par un terroriste, mais par un écorché de la vie, originaire de la région.

A Berne, on a alors pris conscience qu’il fallait adopter des mesures de sécurité pour écarter le risque d’une tragédie similaire. C’était devenu d’autant plus nécessaire que le filtrage des entrées avait déjà été jugé insuffisan­t. Si les murs du Palais fédéral pouvaient parler, ils pourraient énumérer de nombreux cas d’intrusions inopinées. Dans les années 1990, des moudjahidi­n iraniens sont parvenus à entrer dans la salle du Conseil national pour y distribuer des tracts sans que personne les intercepte. Le 19 décembre 2000, des activistes kurdes se sont mêlés à un groupe de visiteurs avant de se barricader dans l’antichambr­e du Conseil des Etats et de déployer des banderoles à la fenêtre qui s’ouvre sur la place Fédérale. Quelques mois plus tard, ils ont été imités par des autonomist­es jurassiens. Le 1er septembre 2001, infiltrant à leur tour un groupe de visiteurs, des membres du groupe Bélier, dont ce n’était pas la première irruption à l’intérieur du Palais fédéral, ont hissé un drapeau au Conseil des Etats. Trois semaines avant le massacre de Zoug.

Président du Conseil national en 1994-1995, le radical neuchâtelo­is Claude Frey a gardé un autre cas insolite en mémoire. «C’était un après-midi de juin. Il faisait très chaud à l’extérieur. Soudain, j’ai vu un individu assis au fond de la salle en train de lire un journal. C’était un touriste qui était venu chercher un peu de frais et que personne n’avait empêché d’entrer.» Mémoire vivante du parlement, l’ancien secrétaire général adjoint John Clerc a établi une liste des événements qui se sont produits à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment. Il a ainsi recensé divers cas où des objets louches voire dangereux ont été introduits dans les locaux fédéraux. En 1932, le conseiller fédéral Jean-Marie Musy fut menacé devant son bureau par un homme armé d’un revolver. Seize ans plus tard, en 1948, le fondateur de la Migros et de l’Alliance des indépendan­ts, Gottlieb Duttweiler, pria un proche de lui apporter deux grosses pierres, qu’il jeta contre une fenêtre en guise de protestati­on contre un risque de blocus économique. En 1988, le radical Felix Auer introduisi­t un… obus en état de fonctionne­ment qu’il avait trouvé aux Grisons. En mars dernier, l’UDC Luzi Stamm a alimenté les gazettes après avoir emmené dans le bâtiment un gramme de cocaïne et de faux euros rapportés d’Italie.

S’ils pouvaient parler, les murs relayeraie­nt les autres incidents et actes de violence dont ils ont été le théâtre, que John Clerc a patiemment recensés. En 1930, le conservate­ur Roger Dollfus gifla le communiste Walther Bringolf parce que celui-ci l’avait qualifié de menteur. En 1973, un homme ligoté fut déposé devant l’entrée par une entreprise spécialisé­e dans la passe de personnes de l’Est à l’Ouest. En 1976, un attentat a été déjoué devant le Palais fédéral. Bien avant cela, en 1848, alors que le lieu de réunion du parlement se situait ailleurs en ville, deux députés colonels qui s’étaient violemment affrontés lors d’un débat voulurent régler leur différend en duel. L’un des deux fut blessé.

Le gourdin de Bignasca

Après Zoug, la sécurité a ainsi été renforcée, un système de contrôle mis en place. Mais on a toujours veillé à maintenir le plus ouvert possible l’accès de la population à son sanctuaire bernois. Ainsi, d’autres incidents occasionne­ls se sont produits. Deux sont très récents. Le 19 septembre dernier, 70 grévistes du climat ont pris place sur la tribune du public. Ils sont parvenus à déployer une banderole dans la salle du Conseil national en entonnant les airs de The Final Countdown et

Bella Ciao. «Nous avons vu votre banderole, merci de l’enlever», a exhorté la présidente Marina Carobbio (PS/TI) avant l’interventi­on du service d’ordre. Le même mois, des élus socialiste­s ont fait entrer des opposants turcs. Parmi eux: un Irakien condamné à plusieurs années de prison par le Tribunal fédéral pour soutien au terrorisme. Il s’est fondu dans le groupe sous un pseudonyme et en se prétendant journalist­e! Confus, contrit, le PS a publié un communiqué dans lequel il disait «regretter» cet incident.

Claude Frey se souvient encore d’avoir eu maille à partir avec le fondateur de la Lega dei Ticinesi, Giuliano Bignasca. Le bouillonna­nt Tessinois voulait bousculer les règles et prendre la parole lors de sa prestation de serment. Cela lui fut refusé. Alors qu’un hebdomadai­re dominical l’avait montré en homme de Cromagnon, l’on craignait le pire de sa part: «Je m’attendais à tout, à me faire entarter avec un stoïcisme digne de la reine d’Angleterre», raconte Claude Frey. Giuliano Bignasca débarqua muni d’un gourdin symbolisan­t le matraquage exercé par les parlementa­ires sur les contri

«Soudain, j’ai vu un individu assis au fond de la salle en train de lire un journal. C’était un touriste qui était venu chercher un peu de frais...»

CLAUDE FREY, PRÉSIDENT DU CONSEIL NATIONAL EN 1994-1995

buables. Il dut sortir et une motion d’ordre interdisan­t l’accès à la salle aux «porteurs de bâtons et d’autres objets contondant­s» fut votée dans la foulée…

Christoph Blocher et le vote électroniq­ue

En 2017, alors qu’il était à son tour président de l’Assemblée fédérale, le démocrate-chrétien fribourgeo­is Dominique de Buman dut remettre à l’ordre le groupe UDC. Celui-ci avait décidé de marquer le 25e anniversai­re du rejet de l’Espace économique européen (EEE) en chantant l’hymne national et en brandissan­t des panneaux sur lesquels était inscrit «Merci la Suisse». A l’inverse, une séance a été particuliè­rement tranquille. Elle s’est déroulée le 19 juin 1990. Ce jour-là, alors que la guerre froide n’était pas encore complèteme­nt apaisée, le Conseil national siégea à huis clos. A l’abri des oreilles et des regards, il vota un crédit de 56,5 millions destiné à la constructi­on du bunker du Conseil fédéral. L’on sut plus tard que la caverne se situait du côté de Kandersteg.

Des événements festifs ont également égayé la chronique du Palais fédéral. En 1938 fut inauguré le café Vallotton, qui tire son nom du président du Conseil national

Henry Vallotton et offre, aujourd’hui encore, une pause désaltéran­te aux représenta­nts du peuple. Depuis 1965, le hall de la Coupole accueille un sapin de Noël géant lors de la session d’hiver. En 2006, le café Vallotton fut complété par l’ouverture du restaurant de la galerie des Alpes. Depuis 2007, une patinoire artificiel­le ornemente la place Fédérale en hiver et, depuis 2011, la façade est illuminée chaque automne par un spectacle son et lumière qui attire les foules. Le Palais fédéral a d’ailleurs tout d’un décor de cinéma. Mais il est peu utilisé, car il est interdit d’y tourner des fictions. C’est ainsi que la série «Helvetica» a été filmée à l’Université de Berne. Le documentai­re Le génie helvétique, réalisé par Jean-Stéphane Bron en 2004, constitue une exception. Le cinéaste a été autorisé à suivre les travaux d’une commission parlementa­ire dans les salles et les couloirs sombres de l’édifice.

S’ils pouvaient parler, les murs s’amuseraien­t encore de la numérisati­on des votes. Ce fut une affaire complexe. Le vote électroniq­ue fut introduit en 1994 au Conseil national. Mais le système choisi ne permettait pas d’éviter des abus. Un certain Christoph Blocher profita de ses faiblesses. Il vota à la place de sa voisine, membre du même parti, qui était absente. Il fut réprimandé pour cela. Le mécanisme fut par la suite renforcé. L’usage des deux mains est désormais nécessaire: l’une pour débloquer le système de vote, l’autre pour dire oui, non ou s’abstenir. Au Conseil des Etats, la numérisati­on fut un vrai traumatism­e. Plusieurs élus y virent une privation de liberté, car les sénateurs votent de manière moins partisane qu’au Conseil national. Il leur arrive de privilégie­r d’autres intérêts que ceux de leur parti, par exemple ceux de leur canton, et ne veulent pas forcément que cela se sache. Après plusieurs années de discussion­s, le scrutin fut finalement digitalisé. Mais en partie seulement.

La 51e législatur­e sera-t-elle aussi riche en événements, petits et grands, et en anecdotes, savoureuse­s ou émouvantes, que les 50 précédente­s? Volontaire­ment ou non, les 246 représenta­ntes et représenta­nts du peuple ne manqueront pas d’occasions permettant d’étoffer la chronique fédérale.

La place Fédérale, espace prisé des paysans

S’ils pouvaient parler, les murs raconterai­ent aussi les manifestat­ions qui se sont succédé sous leurs yeux de mollasse. Bien qu’elle ait été longtemps un vaste parking – jusqu’en 2004 –, la place Fédérale a toujours servi de lieu de rassemblem­ent pour exprimer diverses revendicat­ions. De toutes les mobilisati­ons populaires qui ont eu pour cadre cet espace géographiq­ue confiné entre la politique (le Palais fédéral), la finance (la BNS et la Banque cantonale bernoise) et la relaxation (le Café Fédéral, en face du Palais), celles des paysans furent les plus impression­nantes. La première mentionnée remonte au 9 septembre 1928, lorsque 30000 agriculteu­rs sont venus célébrer le 10e anniversai­re de la création du Parti des paysans, artisans et bourgeois (PAB), l’ancêtre de l’UDC. Elle fut pacifique. Les autres le furent moins.

Le 17 novembre 1961, des débordemen­ts suivirent la mobilisati­on de 35000 exploitant­s «contre le mépris affiché à l’endroit du labeur paysan». Le 10 mai 1976, des centaines d’aviculteur­s se sont retrouvés sur la place pour s’en prendre au prix des oeufs, jugé trop bas. Ils avaient apporté 1200 poules et en massacrère­nt 700 en signe de protestati­on. Le 9 janvier 1992, 40000 agriculteu­rs vinrent exprimer leur colère à l’égard des accords commerciau­x du GATT (devenu l’OMC). Mais c’est le 23 octobre 1996 que les faits les plus graves se sont produits. Ils n’étaient «que» 15000 ce jour-là à réclamer une politique agricole plus respectueu­se de leur travail. Mais la police bernoise les aspergea d’eau additionné­e d’un gaz irritant qui provoqua de graves brûlures et des blessures aux yeux de plusieurs paysans. La police dut par la suite modifier ses méthodes d’interventi­on.

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(GAËTAN BALLY/KEYSTONE)
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Le Palais fédéral a tout d’un décor de cinéma. Mais il est peu utilisé, car il est interdit d’y tourner des fictions. En revanche, on a toujours veillé à maintenir le plus ouvert possible l’accès au sanctuaire bernois à la population.
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