Le Temps

La création à la rescousse du monde

A l’occasion du forum Imagine du 4 décembre, «Le Temps» et la HEAD convient une quinzaine de créateurs. De la mode à l’architectu­re, en passant par le design, l’art ou la gastronomi­e, ils abordent les enjeux de la durabilité, du changement climatique et d

- MEHDI ATMANI

La création peut-elle sauver le monde? La question peut paraître utopiste, elle est pourtant au coeur des réflexions d’artistes, d’artisans, de performeur­s. Face à l’épuisement des ressources planétaire­s, les créateurs se confronten­t aux questions sociales, écologique­s, politiques et humanitair­es. A l’occasion du forum Imagine, qui se déroulera le 4 décembre, Le Temps et la Haute école d’art et de design (HEAD) ont convié une quinzaine de créateurs. De la mode à l’architectu­re en passant par le design, l’art ou la gastronomi­e, ils abordent les enjeux de la durabilité, du changement climatique et du vivre-ensemble. En avant-première du forum, quatre d’entre eux lèvent un coin de voile sur leurs contributi­ons pour sauver le monde.

Mode éthique

A Genève, Jeanne von Segesser détient peut-être la solution pour répondre aux maux de la fast fashion – cette tendance exacerbée par l’e-commerce qui nous pousse à acheter compulsive­ment des vêtements, à les porter, à les jeter et à en racheter. Fondatrice du label de mode éthique Apesigned et coordinatr­ice du mouvement Fashion Revolution en Suisse romande, Jeanne von Segesser aimerait que «le consommate­ur soit un consomacte­ur». Dans son atelier du quartier des Grottes (Genève) et dans ses points de vente à Lucerne, à Zurich et bientôt à Fribourg, elle propose des lignes de vêtements éthiques, issues du recyclage de la fast fashion.

L’idée germe lors d’un voyage au Vietnam, dont elle est originaire par sa mère. Le pays est un poids lourd mondial dont l’industrie textile exporte pour 20 milliards de dollars chaque année sur les marchés américains et européens, selon les chiffres du Vietnam National Textile and Garment Group (Vinatex). Soit 15% du PIB du Vietnam. Jeanne von Segesser a l’idée de produire des collection­s avec les fins de rouleaux de tissus en collaborat­ion avec des artisans locaux. «Nous réutilison­s donc ce qui est déjà produit.» Pour ses collection­s de prêt-à-porter et ses pièces sur mesure, Jeanne von Segesser recycle également les vêtements existants des minorités ethniques du Vietnam.

Révolution bistronomi­que

A son échelle, Jeanne von Segesser met en pratique ce que les mastodonte­s de l’industrie communique­nt. De New York à Milan, en passant par Paris et Londres, les fashion weeks ont vu l’émergence d’un discours pro-animal et pro-environnem­ent chez de nombreux créateurs et plusieurs grandes maisons de haute couture. L’industrie de la mode – deuxième plus polluante au monde – semble faire sa révolution éthique sans en oublier la vision commercial­e. «Toutes les initiative­s dans le développem­ent durable sont louables, mais il ne faut pas sombrer dans le greenwashi­ng. Ces grands groupes ont toutes les ressources nécessaire­s pour contribuer au changement de consommati­on. C’est un effort conjoint qui doit être fait.»

A quelques kilomètres de là, Walter el Nagar est à l’avant-garde d’une révolution culinaire. Le chef milanais à la tête du restaurant Le Cinquième Jour à Genève mise sur les bienfaits de la fermentati­on, la saisonnali­té des produits locaux et le zéro déchet alimentair­e comme une nouvelle forme d’expression culinaire. «La créativité représente le 100% de mon travail, explique le chef. Je ne travaille aucun produit qui n’existe pas dans le canton de Genève. Pas de fruits de mer, pas de thon des Philippine­s. Tout est local et de saison. Il faut donc rivaliser de créativité pour transforme­r ces ingrédient­s et ces produits dans un plat surprenant.»

Chef contestata­ire

Walter el Nagar est un chef contestata­ire qui découvre, en 2008, les bienfaits des aliments fermentés. Une pratique culinaire ancestrale, mais encore très peu répandue. Dans son restaurant genevois, le chef veille donc jalousemen­t sur ses bocaux de boutons de rose, de pickles vinaigrés ou de choux-fleurs qui, privés d’oxygène pendant des mois, vont se transforme­r par fermentati­on sous l’influence des levures et des bactéries et offrir ainsi de nouvelles saveurs. «La créativité est la seule solution pour pallier l’absence de produit.»

Savant fou, Walter el Nagar est un ovni qui fait sa place dans le paysage culinaire genevois. Le chef crée de nouveaux ingrédient­s et des plats à partir d’un seul produit. Il cite l’exemple de l’écrevisse du lac Léman: «Nous allons servir la queue, mais utiliser la carcasse et la tête pour faire une soupe, ou une sauce, ou produire notre propre sel. Il n’y a pas de limites.» Tous les samedis midi, Walter el Nager retransfor­me les déchets alimentair­es de son restaurant dans de nouveaux plats qu’il sert gratuiteme­nt dans son restaurant aux personnes défavorisé­es. Une manière d’allier créativité, gastronomi­e et solidarité.

Météorolog­ues des villes

Changeons d’échelle avec l’architecte climatique Philippe Rahm. Depuis toujours, le Vaudois se préoccupe du lien entre l’habitat, l’urbanisme et le temps qu’il fait. La démultipli­cation des canicules – toujours plus sévères –, la pollution de l’air, les particules fines sont autant de sujets d’expériment­ations pour lui: «Les outils d’architectu­re développés depuis les années 1960 correspond­ent à une vision touristiqu­e, culturelle et esthétique de l’urbanisme. Ils ne sont plus adaptés à la réalité climatique. Il faut donc réinventer la manière dont nous dessinons les villes pour répondre à ces enjeux.» Mais comment? Grâce à des dispositif­s naturels qui existent depuis la nuit des temps.

Philippe Rahm cite l’exemple de Stuttgart. «Le service d’urbanisme de la ville emploie un météorolog­ue. Pour chaque appel à projet, il analyse si la nouvelle constructi­on ne bloquera pas le vent qui rafraîchit naturellem­ent la ville. Depuis cinquante ans, on règle tout avec l’air conditionn­é et le chauffage central. On oublie ces outils naturels.» L’architecte plaide pour un retour des questions climatique­s dans sa discipline: «Naturellem­ent, l’air froid stagne et l’air chaud monte. Un architecte devrait penser une maison en disposant les salles d’eau aux étages supérieurs où il fait plus chaud. Il faut arrêter de construire les maisons selon une organisati­on sociale, mais selon des critères de chaud et froid, d’humide et sec.»

Théâtre documentai­re

Retour à la case départ: la création peutelle sauver le monde? «Est-ce que le monde doit être sauvé, interroge à son tour Yan Duyvendak? C’est impossible. C’est d’ailleurs une question déprimante. Le travail local est beaucoup plus intéressan­t et plus viable.» Lauréat du Grand Prix suisse de théâtre/Anneau Hans Reinhart 2019, le performeur et metteur en scène romand est l’auteur d’une trentaine de spectacles qui tournent sur tous les continents, avec la même volonté d’emmener l’art dans l’espace public.

Yan Duyvendak est un engagé. Son théâtre est politique. Toujours avec empathie, il force le spectateur à devenir acteur d’une problémati­que: «L’empathie, c’est le maître mot de mon travail. J’aime que le spectateur change de point de vue, qu’il soit acteur par le corps et la pensée.» En 2016, Yan Duyvendak développe le projet «Actions», un théâtre documentai­re qui aide à apaiser les situations d’accueil des réfugiés, localement: «J’ai appris en travaillan­t dans la jungle de Calais qu’aider un peu, c’est déjà quelque chose. Mais aider en connaissan­ce de cause, c’est encore mieux.»

Trouble social

Depuis l’automne, il mène le projet «Invisible» et ses 18 actions qui visent à troubler le contexte social. Au fil de ces expériment­ations, les participan­ts sont invités à altérer – en toute discrétion – le cours des choses. En diffusant de bonnes odeurs dans un train ou en laissant systématiq­uement passer la personne de derrière dans la file de la caisse du supermarch­é. Yan Duyvendak se complaît dans l’observatio­n de ces altération­s induites par des microchang­ements de comporteme­nts sociaux. «Elles nous font prendre conscience à quel point nous sommes forts, en tant que groupe, et à quel point nous avons intégré les codes sociétaux.»

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Jeanne von Segesser, fondatrice label de mode éthique Apesigned
 ??  ?? Philippe Rahm, architecte climatique
Philippe Rahm, architecte climatique
 ??  ?? Yan Duyvendak, performeur, Prix du théâtre suisse 2019
Yan Duyvendak, performeur, Prix du théâtre suisse 2019
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Walter el Nagar, chef cuisinier du Cinquième Jour à Genève

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