Le Temps

Un manuscrit inédit décrit la vie d’un paysan tessinois au XIXe siècle

Un manuscrit inédit d’une valeur historique incommensu­rable, découvert en 2012, témoigne de la misère au quotidien des gens de la vallée tessinoise du Malcantone au XIXe siècle

- ANDRÉE-MARIE DUSSAULT

Aujourd’hui, à Breno, un village de quelque 300 habitants, perché à 800 mètres au-dessus du lac Ceresio, dans le Malcantone, au sud du Tessin, un brouillard exceptionn­el flotte dans l’air. Mais en temps normal, la vue sur la vallée et le lac est à couper le souffle. Dans la vieille ville, des maisonnett­es médiévales en pierre avec volets et balcons en bois bordent ce qui jadis était la rue principale, large de deux mètres. Nous arrivons à l’ancienne demeure de Giovanni Anastasia (1797-1883), l’une des seules qui n’ont pas été rénovées.

Avec une certaine émotion, nous pénétrons dans la cuisine, là même où, entre 1817 et 1866, le paysan a couché ses pensées sur le papier. On le sait car dans son journal, retrouvé par hasard en 2012 à Breno, on peut lire: «J’écris devant le feu de la cheminée, à côté de la fenêtre d’où l’on voit naître le soleil.» Dans cette pièce de trois mètres carrés, la seule chauffée de la maison, le Tessinois et ses sept enfants passaient leurs soirées d’hiver. Son épouse, Maria, a trouvé la mort en accouchant de Maddalena, décédée elle aussi, en 1942.

Un journal, fait «extraordin­aire»

«C’est extraordin­aire qu’un paysan du XIXe siècle ait tenu un journal. Il a probableme­nt commencé en enregistra­nt sa comptabili­té. Puis, il s’est mis à noter ses observatio­ns sur la famille et la société en général», considère Daniele Pedrazzini, professeur d’histoire retraité qui, pendant sept ans, assisté de l’historien Damiano Robbiani, s’est attelé à transcrire le document. «Au début du XIXe, l’école était tenue par le curé; seuls les parents qui le souhaitaie­nt y envoyaient leurs enfants. Autant dire qu’ils étaient peu nombreux. Beaucoup de gens signaient encore avec une croix.»

Au-dessus de la cuisine se trouve le grenier, là où les pommes de terre et les céréales étaient séchées avant d’être entreposée­s, et les châtaignes fumées pour être conservées. Vers 1860, pour la première fois, après une tempête particuliè­rement violente qui a rempli la maison de neige, Giovanni Anastasia a installé des vitres aux fenêtres. Leurs cadres en bois, fabriqués par le menuisier de Breno, sont toujours en place.

2100 pages jaunies par le temps

Aux archives du Musée du Malcantone, à Curio, on nous dévoile le journal original de Giovanni Anastasia; deux volumes reliant 2100 pages jaunies par le temps. Leur transcript­ion a représenté un travail titanesque, confie Bernardino Croci Maspoli, conservate­ur de l’institutio­n. «Non seulement parce que parfois, la calligraph­ie est illisible, les pages sont déchirées ou tachées, mais l’italien d’Anastasia était loin de l’italien standard. A l’époque, chaque région possédait son dialecte, l’italien n’était pas une langue parlée.»

C’est d’ailleurs pour aider à déchiffrer le manuscrit que Giovanna Ceccarelli du Centre de dialectolo­gie et d’ethnograph­ie de Bellinzone a collaboré au projet. Le résultat final consiste en trois volumes* comprenant la transcript­ion du journal d’Anastasia, accompagné­s d’environ mille notes, et un autre volume qui inclut des essais de Giovanna Ceccarelli, Bernardino Croci Maspoli et Miriam Nicoli, chercheuse à Berne spécialisé­e dans les récits de vie. Cette dernière affirme que le journal du Tessinois est «une source jusqu’à présent inédite dans l’historiogr­aphie helvétique qui permet d’étudier le vécu d’un paysan du début du XIXe siècle».

En peu de génération­s – six sont passées depuis Anastasia –, les Tessinois ont oublié les conditions de vie dures et primitives de leurs ancêtres, regrette Bernardino Croci Maspoli. «Ici, pratiqueme­nt chaque ligne témoigne du travail assommant et interminab­le, de la faim, de la maladie, de la méchanceté et du froid au quotidien.» En effet, le paysan se plaint constammen­t; des récoltes, de la météo, des litiges entre voisins, de son épouse – qu’il battait parfois –, de ses enfants… Il s’endettait pour envoyer ses fils travailler en Italie; un se retrouve en prison à Gênes, un autre revient après six mois sans un sou…

Souvent, il écrit qu’ils n’ont rien à manger. Ou qu’ils se nourrissen­t de pommes de terre cuites, sans rien d’autre. Et pourtant, il y avait beaucoup plus pauvre que lui. Anastasia était propriétai­re de sa maison et possédait plusieurs petits champs disséminés dans la région. Outre la culture, il faisait un peu d’élevage et, pour deux francs par jour, il travaillai­t comme ouvrier dans les fournaises locales. Il est aussi allé comme saisonnier fabriquer des briques au nord de l’Italie. Parallèlem­ent, il a exercé plusieurs fonctions au sein des institutio­ns locales et a été actif politiquem­ent. En 1841, il montait à la capitale (Locarno, à l’époque) – avec son fusil – défendre le gouverneme­nt libéral contre les conservate­urs qui tentaient de leur arracher le pouvoir. Six ans plus tard, il participai­t comme volontaire à la guerre du Sonderbund.

Grâce à cet ouvrage, fait valoir Daniele Pedrazzini, nous avons le témoignage écrit d’un membre d’une classe sociale «sans voix». «Il s’agit d’une formidable mine d’informatio­ns sur des temps révolus.» Par exemple, Anastasia énumère les décès survenus durant l’année et, contrairem­ent aux registres de la commune ou de la paroisse, il en cite les causes; des informatio­ns qu’on ne trouve nulle part ailleurs. On apprend, par exemple, qu’un prêtre perd la vie saoul, noyé dans un ruisseau; que beaucoup de bébés meurent à la naissance; que les maladies pulmonaire­s et intestinal­es, ainsi que les enfants tombant dans le foyer ou des escaliers, sont nombreux. D’autres encore décèdent d’une «lente maladie de misère».

L’alcool coulait à flots

Chaque année, le paysan parcourait des centaines de kilomètres à pied. Environ vingt fois l’an, il se rendait à Lugano – pour des commission­s, des achats, aller à la poste… – effectuant un aller-retour de cinq heures, tout en descentes et montées, chaussé de sabots de bois. Sinon, le transport se faisait à dos d’âne, et de femme! Entre février et octobre, le village se vidait de ses hommes qui travaillai­ent à l’étranger. Breno étant trop haut pour la culture de vignes, on envoyait les femmes chercher le vin plus bas.

D’après son journal, Giovanni

Anastasia et, avec lui, l’ensemble des villageois levaient facilement le coude. Des jours, il écrit ne pas pouvoir aller travailler à cause de la cuite prise la veille. A plusieurs reprises, il se promet solennelle­ment de ne plus boire. Ceci, dans un contexte catholique bigot. A Pâques, la communion était obligatoir­e; le prêtre lâchait même un billet certifiant que celle-ci avait été faite. Anastasia allait quant à lui se confesser dans d’autres villages, avant de s’arrêter à l’auberge.

Pour les mariages, la plupart scellés en vitesse, souvent, c’est le vendeur de bétail qui, voyageant à travers la région, servait d’entremette­ur. Les enfants «illégitime­s» étaient affaire assez courante. Une de ses filles, Maria, a abandonné sa fille née hors mariage devant la cathédrale de Lugano. Dans son journal, le paysan admettait «être soulagé que personne n’ait remarqué qu’elle était malade». En somme, la résurrecti­on du journal de Giovanni Anastasia est un formidable travail de mémoire révélant le rude passé des génération­s qui nous ont précédés.

En peu de génération­s, les Tessinois ont oublié les conditions de vie dures et primitives de leurs ancêtres

* «Oggni cosa è mal incaminata. Il diario di Giovanni Anastasia (1797-1883), contadino di Breno», a cura di Giovanna Ceccarelli, Daniele Pedrazzini et Damiano Robbiani, Curio-Bellinzona, 2019.

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(MUSÉE DU MALCANTONE) Le journal de Giovanni Anastasia (1797-1883), retrouvé par hasard. Il aura fallu sept ans pour le déchiffrer.

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