Le Temps

Hommage à Claude Régy, chantre d’un théâtre épuré et exigeant

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdf

Le metteur en scène aura révélé au théâtre Gérard Depardieu et poussé dans leurs retranchem­ents Isabelle Huppert et Delphine Seyrig. Ce mage des planches, qui vient de s’éteindre à 96 ans, était de la race des desperados

Il l'avait dit sans l'ombre d'une nostalgie, sur le seuil de son domicile parisien. C'était l'hiver et on savait qu'il voyait clair. Rêve et Folie serait son ultime oeuvre. Claude Régy, qui vient de s'éteindre à 96 ans, voulait achever son odyssée en beauté, en célébrant Georg Trakl, ce poète mort en 1914, déchiré par la vision des cadavres dans le bourbier de la guerre. Il voyait en lui un frère d'âme, un extralucid­e qui cherchait son humanité par-delà la bienséance et les morales à la petite semaine.

Claude Régy s'était montré une nouvelle fois fidèle à sa signature, en ce mois de mars 2017, au Théâtre de Vidy. Servi par l'acteur Yann Boudaud, l'un de ses disciples, Rêve et Folie résonnait à la fois comme un requiem et une messe noire. Dans son fauteuil, on jouissait de se sentir hérétique, hors de tout ordre convenu, projeté dans une dimension athlétique – celle de ce forgeron de Yann Boudaud – et métaphysiq­ue. On brûlait sur le bûcher de nos vanités et on ressuscita­it.

Car le théâtre selon Claude Régy avait, depuis le début des années 1960, cette hauteur-là. Il avait à voir avec le mystère de nos présences. Ce lecteur fervent avait en horreur les limites, quelles qu'elles soient; il voulait que le spectateur perdre le nord avec les interprète­s, qu'il soit errant dans les paysages qu'il concevait pour lui.

Des spectacles qui irritent et fascinent

Théâtre au-delà des larmes, pour citer le titre de l'un de ses livres – édité chez Les Solitaires intempesti­fs. C'était parce qu'il était ce nautonier sans peur ni complaisan­ce que les plus grands acteurs voulaient travailler avec lui. Pour être initiés en somme à ce qu'une scène peut avoir de sacré. Dans les années 1970, il embarque ainsi Jeanne Moreau, Delphine Seyrig, Gérard Depardieu encore tout jeune, Emmanuelle Riva et Jean-Luc Bideau dans des spectacles qui chamboulen­t, irritent, fascinent.

Qu'il monte Peter Handke et sa fameuse Chevauchée sur le lac de Constance, Botho Strauss et sa Trilogie du revoir ou encore Nathalie Sarraute dont il fut si proche, l'artiste ne transige jamais sur le cap. La parole sonne comme nulle part ailleurs, le geste est hiératique. On parle de cérémonial.

Il n'est pas rare que les représenta­tions soient houleuses. Le metteur en scène, présent chaque soir dans la salle, avait l'habitude de se poster devant la porte pour éviter qu'elle ne claque quand un spectateur furibard quittait les lieux.

Il n'empêche que la voie qu'il trace est unique. Par sa fidélité absolue aux écritures contempora­ines. Par son exigence, à la limite du despotisme, vis-à-vis de ses acteurs. Isabelle Huppert fut ainsi sa Jeanne au bûcher, mais aussi sa patiente anglaise calcinée par la dépression dans un phénoménal 4.48 Psychose, chronique d'un enfer signé Sarah Kane, à l'affiche de la Comédie de Genève au début des années 2000.

Un révolté

Sous son air flegmatiqu­e de cueilleur de champignon­s – hallucinog­ènes, bien sûr – Claude Régy était un desperado. Sa révolte remonte peut-être à une enfance carrée comme les épaules de son père officier. Ce dernier ne lui laisse pas le choix: Claude fera du droit et entrera dans l'administra­tion coloniale, comme il le racontait au Temps. «Je lui ai donc obéi, jusqu'au jour où un camarade m'a lancé à Paris: «Pourquoi te consacrer au droit si tu ne penses qu'au théâtre?» J'ai traversé la Seine et j'ai poussé la porte du Théâtre Sarah-Bernhardt alors dirigé par un maître, Charles Dullin.»

Claude Régy aimait penser avec le médecin et biologiste Jean-Claude Ameisen que la mort est une façon de sculpter le vivant. «Parce qu'à chaque seconde, un million de cellules meurent, parce qu'elle est donc présente dans notre organisme, jusque dans la vie foetale. De cette mixité entre la vie et la mort, je me suis toujours occupé.»

Cet après-midi-là à Paris, il a fermé la porte de son appartemen­t avec une douceur de moine taoïste. Juste avant ce baisser de rideau, il avait répété: «Il n'y aura plus de création, non. J'ai l'impression d'être allé au bout de quelque chose et peut-être au-delà.» Ce nautonier tant de fois secoué par la tempête regardait le Styx en face. Son théâtre était à son image: plein de mystère, de cris sublimés, irréductib­le surtout.

«Il n’y aura plus de création, non. J’ai l’impression d’être allé au bout de quelque chose et peut-être au-delà»

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METTEUR EN SCÈNE
CLAUDE RÉGY METTEUR EN SCÈNE

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