A la frontière irlandaise, violences criminelles sur fond de dérives mafieuses
D’anciens paramilitaires, un village divisé, une frontière ingérable, un milliardaire déchu… Toute l’histoire irlandaise est concentrée dans la dispute commerciale sanglante de QIH
Dans la soirée du 17 septembre, après une belle journée ensoleillée, un homme à moitié nu et ensanglanté a été retrouvé gisant au bord d’une route de campagne à Cornafean, un petit bourg en Irlande. L’homme avait la jambe cassée à deux endroits, le bras bleu d’ecchymoses, les joues tailladées et ne portait que son caleçon. Sur la poitrine, couverte de sang, trois lettres avaient été gravées au cutter: QIH. Quinn Industrial Holdings, l’entreprise dont il était l’un des dirigeants.
Kevin Lunney venait d’être victime de deux heures de torture. En rentrant chez lui ce soir-là, il avait trouvé trois hommes qui l’attendaient dans son jardin, qui l’avaient kidnappé, puis passé à tabac dans un hangar une vingtaine de kilomètres plus loin. Les bourreaux lui avaient passé une lame de cutter sous les ongles, avaient frotté ses blessures à l’eau de javel, lui avaient cassé la jambe d’un coup de poteau… Mais, surtout, ils avaient un message. «Ils m’ont dit que j’étais là à cause de QIH, que je devais démissionner», a raconté à la BBC Kevin Lunney.
L’incroyable bataille autour de cette entreprise irlandaise, située à la frontière avec l’Irlande du Nord, venait de franchir une nouvelle étape dans l’horreur. Fondé par Sean Quinn, un enfant du pays devenu milliardaire avant de tout perdre dans la crise financière de 2008, ce conglomérat du ciment et de matériaux de construction est au coeur d’une lutte dantesque pour son contrôle. Une bataille qui raconte en concentré les années folles du Tigre celtique et de son effondrement, mais aussi les dérives mafieuses qui règnent à la frontière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, là où les paramilitaires ont régné en maîtres pendant des décennies.
La petite route régionale qui relie Derrylin, au nord, où se trouve le siège de QIH, et Ballyconnell, au sud, où plusieurs de ses usines sont installées, fait à peine une dizaine de kilomètres. Rien ne marque le passage d’un pays à l’autre, si ce n’est une pancarte contre le Brexit. Partout, dans ce morceau de campagne équidistant de Dublin et de Belfast, des usines sont érigées, tandis que des camions circulent dans tous les sens. Fabrication de verre, de ciment, de carrelage… Le lieu est devenu une zone industrielle improbable, malgré son isolement géographique, fournissant des milliers d’emplois.
FONDATEUR DE QIH
«Il y a un mois, j’avais encore l’ambition de revenir. Plus aujourd’hui. […] Je ne veux pas donner l’impression d’être le bénéficiaire d’activités criminelles»
«Comme si le messie était arrivé»
Cet exploit économique est largement le fait de Sean Quinn. Né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce fils d’agriculteurs a eu l’idée dans les années 1970 d’extraire les graviers de la ferme familiale. Excellent homme d’affaires, il s’est ensuite diversifié dans le ciment, le verre et même, plus tard, les assurances.
Liam McCaffrey l’a rejoint en 1990 pour l’aider au développement de la société. «A l’époque, l’entreprise avait 300 employés. Quand je suis parti, en 2011, il y en avait 8000.» Sur les usines, «Quinn» était écrit en gros, rappelant qui était à l’origine de la bonne fortune locale. «Je me rappelle traire les vaches sur un tabouret à trois pieds, j’étais très pauvre, raconte Tony Doonan, un habitant local qui défend le milliardaire déchu. Et soudain, c’était comme si le messie était arrivé, des usines ont commencé à être construites partout.» Un splendide hôtel avec terrain de golf de luxe, érigé sous la direction de Sean Quinn, complète le tableau.
La crise financière de 2008 a mis fin à ce conte de fées. Sean Quinn avait parié son entreprise et sa fortune sur la banque Anglo-Irish, dont il a possédé jusqu’à 25%. La faillite retentissante de l’établissement financier a mis sur la paille le milliardaire, qui a perdu le contrôle de son entreprise en 2011.
«Le pays de Quinn»
Localement, les administrateurs du gouvernement – qui a nationalisé la banque, rebaptisée IBRC – ont été très mal reçus. «On a commencé à mettre des pancartes dans les rues qui disaient: «Ici, c’est le pays de Quinn», «IBRC dehors», explique Tony Doonan.
De premiers actes de sabotage ont lieu. Le transformateur électrique d’une usine est brûlé; un camion défonce le mur de la cantine du siège; le véhicule du nouveau directeur est incendié… Les habitants locaux sont alors solidaires de Sean Quinn. En octobre 2012, alors que celui-ci est sur le point d’être envoyé en prison pour trois mois pour avoir fait obstruction à la justice, près de 5000 habitants descendent dans la rue pour le soutenir. «C’est la guerre, déclare alors Ciara Quinn, sa fille. Nous n’allons pas disparaître tranquillement dans la nuit.» Homme de peu de mots, l’ex-milliardaire a les larmes aux yeux.
Aujourd’hui, Sean Quinn, 72 ans, sourcils broussailleux et regard sévère, vit dans une belle maison à Ballyconnell, au bas du golf qu’il a fait construire – et qu’il ne possède plus. Régulièrement, les passants voient le vieux monsieur taciturne se promener tel un fantôme sur ses anciennes propriétés, remontant jusqu’à l’hôtel – qui n’est plus le sien.
Menaces de mort et intimidations
Mais la phrase de sa fille résonne encore. Depuis 2011, QIH et ses directeurs ont été victimes de près de 70 actes de sabotage et d’intimidation. Menaces de mort, pancartes d’insultes plantées devant l’entreprise, véhicules de l’entreprise détruits…
Fin 2014, le bras de fer change de dimension. Kevin Lunney, Liam McCaffrey et Dara O’Reilly, trois anciens proches collaborateurs de Sean Quinn, qui le connaissent depuis des décennies, reprennent le contrôle de l’entreprise, avec l’aide de trois fonds d’investissement américains. Soudain, QIH est de nouveau aux mains de personnalités locales. Les trois hommes font revenir l’ancien milliardaire, en tant que simple consultant – tout de même payé un demi-million d’euros par an. «Nous voulions nous assurer que notre approche reçoive un large soutien local, y compris de Sean Quinn et de ses partisans», se rappelle Liam McCaffrey, qui est actuellement le directeur général du groupe.
Une façon de progressivement permettre à Sean Quinn de reprendre le contrôle du groupe? Absolument, répond Tony Doonan, qui a suivi les négociations: «C’était un habillage pour permettre son retour.» Pas du tout, réplique Liam McCaffrey: «Il n’y avait aucun accord avec Sean Quinn pour qu’il devienne un jour actionnaire.»
Rapidement, Sean Quinn démissionne de son rôle de consultant. Furieux, il tente de rassembler la population derrière lui. En août 2018, il organise une réunion publique. «Ces gars sont des voleurs, des voleurs à col blanc», raget-il contre les trois directeurs.
Deux mois plus tard, un soir, alors que Dara O’Reilly, le directeur financier, se met au lit, un étrange bruit retentit. «C’était comme un ballon qui éclate. J’ai ouvert la fenêtre et vu que ma voiture était en feu.» Les flammes sont juste à côté de sa maison, les vitres commencent à se fissurer. «On a réveillé les enfants, on s’est précipités dehors.» Les caméras de surveillance révéleront que le pyromane n’est resté que quarante secondes sur place. Du travail de professionnel.
Sean Quinn, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, a toujours démenti être le commanditaire des violences. Après la torture de Kevin Lunney, il a condamné «totalement et absolument» sur une radio locale cette «attaque barbare». Il précise aussi qu’il a désormais renoncé à récupérer un jour «son» entreprise. «Il y a un mois, j’avais encore l’ambition de revenir. Plus aujourd’hui. […] Je ne veux pas donner l’impression d’être le bénéficiaire d’activités criminelles.» Il laisse entendre que des membres de la communauté locale auraient pu prendre l’affaire en main d’eux-mêmes.
La loi du silence
Une version qui semble improbable au père Oliver O’Reilly, le prêtre de Ballyconnell. Cette figure locale a décidé de briser la loi du silence. Dans son homélie du dimanche 29 septembre, devant une église remplie, il condamne «un groupe d’un genre mafieux avec son propre parrain» et dénonce «le ou les commanditaires». S’il n’a pas prononcé le nom de Sean Quinn, le message est clair. A la fin du sermon, la congrégation se met spontanément à applaudir.
Comment une telle dérive, s’étalant depuis huit ans, a-t-elle pu avoir lieu sans l’intervention de la police? Quatre hommes ont désormais été arrêtés et mis en examen, mais jusqu’à la torture de Kevin Lunney, la réponse des forces de l’ordre avait été «tiède», estime Liam McCaffrey.
L’explication vient largement de la présence de la frontière. Pendant des décennies, l’IRA passait par là. Depuis les accords du Vendredi-Saint, en 1998, une partie des anciens paramilitaires a versé dans le banditisme. «La police au nord comme au sud a choisi de ne pas regarder tout ça de trop près, au nom de la paix», explique une source policière. Pas question d’aller remuer trente ans de guerre civile pour quelques cigarettes de contrebande… James Morrisroe, représentant du syndicat de policiers GRA, ajoute que le programme d’austérité qui a suivi la crise a décimé les forces de l’ordre. «Dans la région de Ballyconnell, le nombre de policiers est passé de 35 à 13. Notre système informatique a trente ans d’âge.»
Aujourd’hui, Kevin Lunney se remet progressivement de ses blessures. Il s’est laissé pousser la barbe, pour cacher les cicatrices. Tourner la page sera pourtant difficile. A peine quelques kilomètres séparent sa maison de celle de Sean Quinn. Les sorts de QIH, de ses trois directeurs actuels et du fondateur de l’entreprise demeurent intimement liés.
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