Le Temps

«Greenwashi­ng», démêler le vrai du faux

En 2019 comme jamais auparavant, les grandes entreprise­s internatio­nales ont garanti qu’elles allaient changer, afin de mieux préserver l’environnem­ent. La transition serait donc lancée. Mais la vérité des chiffres alimente le doute

- SERVAN PECA @servanpeca

Chers lecteurs. J’ai rencontré un problème principal pour rédiger l’article qui se trouve en pages 2 et 3 de cette édition. Faire des recherches sur la volonté affichée des grandes entreprise­s multinatio­nales de mieux préserver l’environnem­ent, c’est se noyer sous les annonces, les communiqué­s de presse et les initiative­s dont le nom est décliné en acronyme.

Cette année comme jamais auparavant, les grands noms de l’économie mondiale ont multiplié les promesses d’améliorati­on. Affirmer que celles-ci se comptent par centaines ne serait pas exagéré.

Dans la conception de cet article, deux questions se sont rapidement posées. D’abord, comme dit plus haut, comment faire le tri parmi tous ces messages? Ensuite, comment vérifier que les efforts promis sont et seront véritablem­ent fournis? La question est légitime parce que, pour l’instant, les statistiqu­es nous montrent que ni les émissions de CO2, ni la déforestat­ion, ni la production de plastique ne diminuent.

La réponse à cette deuxième question est difficile à obtenir. Nous parlons ici d’entreprise­s disséminée­s dans 10, 20, 50, 150 pays. Elles ont des installati­ons, des sites de production et des chaînes d’approvisio­nnement qui leur sont propres ou qu’elles ont externalis­és. Ou les deux à la fois. Et c’est compter sans leur peur du vide. Comment renoncer à des activités qui, depuis des décennies, alimentent leur chiffre d’affaires? Comment repenser en profondeur les processus internes et les circuits de distributi­on?

Ces interrogat­ions, vertigineu­ses, valent pour les multinatio­nales qui se sont vraiment lancées dans une transition plus respectueu­se de l’environnem­ent. Car oui, il y en a. Même si elles sont encore minoritair­es. Le gros du travail reste à faire. Et pour y parvenir, la pression du grand public et le travail de questionne­ment et de vérificati­on des médias restent essentiels.

Ainsi, ces derniers mois, une petite équipe de la rédaction a consacré du temps à imaginer et à élaborer un manuel du greenwashi­ng. A travers sept questions somme toute basiques, cet outil nous aidera à décider quel traitement nous pouvons, ou pas, apporter à une communicat­ion économique, scientifiq­ue ou institutio­nnelle dont on soupçonne qu’elle repose sur la pratique consistant à user de l’argument écologique pour améliorer son image.

Vous serez peut-être tentés de considérer que cela relève de notre cuisine interne. Mais relevez aussi que c’est d’une importance capitale. A l’heure où la transition écologique, de gré ou de force, s’accélère véritablem­ent, nous, journalist­es et relayeurs d’informatio­ns au plus proche de la vérité, nous ne pouvons plus nous contenter de promesses vertes. Et vous non plus d’ailleurs.

A côté des gouverneme­nts, elles sont sur le banc des accusés. A la COP25 à Madrid, comme à chaque grande conférence climatique, les grévistes du climat et les ONG s’en prennent aux multinatio­nales. A celles qui polluent. A celles qui ne changent pas. Et à celles qui, en plus, s’immiscent dans les discussion­s sur la transition écologique.

Pourtant, à chaque occasion, et cette année avec une intensité encore jamais observée, les plus grandes entreprise­s de la planète ont pris des engagement­s. Volontaire­s, collectifs et, nous disent-elles, décisifs.

EasyJet qui compense l’entier du CO2 émis par ses centaines d’avions. Les géants de l’énergie Eni et Repsol qui visent la neutralité carbone. Total qui investit 400 millions de dollars dans la recherche de technologi­es propres. Glencore qui prend (un peu) ses distances avec le charbon. Nestlé ou CocaCola qui s’engagent pour la réduction de la pollution plastique… La liste serait sans fin. Ce ne sont là que quelques exemples, parmi les centaines d’annonces formulées ces derniers mois.

Des patrons militants

Mais désormais, les multinatio­nales ne se contentent pas de promettre d’adapter leur modèle. Leurs patrons se transforme­nt aussi, en quelques occasions, en militants écologiste­s. En témoigne cette lettre ouverte, publiée à l’ouverture de la COP25 début décembre. Signée par une centaine de dirigeants (Google, Nestlé, ABB, Aon, Tata, Citigroup, Apple et bien d’autres), elle presse les Etats-Unis de respecter les engagement­s pris lors de l’Accord de Paris. «Rester dans cet accord va renforcer notre compétitiv­ité […] et mener à la création de nouveaux emplois, écrivent-ils. En devenant un objectif à long terme, cet accord est aussi un encouragem­ent aux investisse­ments. Il soutient les innovation­s qui visent à réduire les émissions.»

Des paroles. Et les actes? Démêler le vrai du greenwashi­ng, là est désormais toute la difficulté. «La question n’est pas de savoir si la transition a commencé, mais à quel rythme elle a lieu», intervient Dominic Waughray. Responsabl­e des initiative­s environnem­entales au sein du World Economic Forum (WEF), il répond dans la foulée: «Pas assez vite.»

Il faut dire que les chiffres à dispositio­n alimentent le doute sur la réelle volonté de changement des multinatio­nales. D’abord, depuis 2015 et un Accord de Paris censé être historique pour parvenir à limiter la hausse de la températur­e à +1,5 degré, les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté de 4% autour du globe. Deuxième exemple: la production de plastique. En 2017, elle a progressé de 4% elle aussi, mais en seulement un an.

Autre bilan mitigé, apparu, cette fois, dans une étude conjointe du WEF et du Boston Consulting Group: sur les millions d’entreprise­s en activité, elles ne sont que 7000 à communique­r sur leurs émissions de CO2. Et un quart seulement de ces 7000 exceptions s’est fixé des objectifs de réduction. Et seul un huitième s’y attelle effectivem­ent année après année.

Des classement­s pour dénoncer

Mais cette liste de désillusio­ns ne se limite pas aux statistiqu­es. Il y a par exemple ce mémo interne de l’associatio­n patronale Business Europe, daté de septembre 2018. Dans ce courrier d’une page, qui n’était pas destiné à être rendu public, on rappelle aux lobbyistes de Bruxelles les bases stratégiqu­es de la communicat­ion sur l’écologie: «Réagir positiveme­nt à toute déclaratio­n politique tant qu’elle n’est pas suivie d’une loi.» Ou encore: utiliser «les arguments habituels» qui consistent à affirmer que l’UE seule ne peut pas réduire les émissions globales et que de nouvelles contrainte­s sont inutiles si le reste du monde ne s’y met pas.

En face, les contre-attaques se multiplien­t. L’année 2019 aura aussi été celle des classement­s de pollueurs. En octobre par exemple, l’organisati­on Break Free From Plastic a dressé la liste des plus grands producteur­s de déchets plastiques. Avec une méthodolog­ie aussi originale que symbolique puisque son classement est le résultat d’une grande journée de collecte organisée dans 50 pays. Le podium? Coca-Cola, avec 11732 déchets recensés, arrive loin devant Nestlé (4846) et Pepsico (3362).

«On s’attaque toujours aux mêmes noms, observe Suren Erkman, professeur d’écologie industriel­le à l’Université de Lausanne. Pourtant, certaines entreprise­s ont vingt ans d’avance sur les gouverneme­nts. De grandes marques occidental­es en font par ailleurs beaucoup plus que certains groupes asiatiques très polluants, qui sont parfois des entreprise­s publiques et qui subissent beaucoup moins de pression pour réduire leur impact sur l’environnem­ent.»

Ainsi, le Climate Accountabi­lity Institute place Saudi Aramco, Gazprom, Petrochina ou Coal India aux côtés des bien connus Exxon, Chevron et Royal Dutch Shell, dans son classement des vingt plus grands pollueurs. Ils ont émis, à eux seuls, 35% du total des émissions de CO2 au cours de ces cinquante dernières années.

La caution Mark Carney

Doit-on pour autant se décourager? «Le changement est en cours, croyez-moi!» Si Dominic Waughray est confiant, c’est parce qu’il observe que les rouages de l’économie – le système politico-financier – sont en train de changer. Et il ne parle pas des fonds de placement estampillé­s verts qui se constituen­t par opportunis­me. Mais des grandes institutio­ns officielle­s. Il prend l’exemple de la nomination récente de Mark Carney au poste d’envoyé spécial des Nations unies pour le climat. L’ancien banquier central canadien «est quelqu’un de très respecté et de très écouté, c’est un signal important», se félicite Dominic Waughray. L’ONU donc, mais aussi le FMI, les banques centrales, les grands investisse­urs, les caisses de pension… Toutes ces entités vont tôt ou tard imprimer le rythme du changement. Même les agences de notation s’y mettent. Moody’s a par exemple lancé cet automne le CTA, pour Carbon Transition Assessment­s. C’est un système de notes allant de 1 à 10 et qui permet d’évaluer le risque couru par une entreprise dans la transition en cours. Début novembre, Tesla s’est publiqueme­nt félicitée d’avoir obtenu un 1, la meilleure notation qui soit. C’est en quelque sorte une reconnaiss­ance pour avoir contribué à faire de la voiture électrique un véhicule désirable. Désormais, un peu grâce à Tesla, tout constructe­ur digne de

«On s’attaque toujours aux mêmes noms. Pourtant, certaines entreprise­s ont vingt ans d’avance sur les gouverneme­nts» SUREN ERKMAN, PROFESSEUR À L’UNIL

ce nom doit proposer de l’électrique dans sa gamme de produits.

«Il faut des leaders de ce mouvement, reprend Dominic Waughray. C’est ce genre d’entreprise­s qui doivent être soutenues dans leur démarche. Si 20% de chaque secteur avance vers une économie zéro carbone, le reste va devoir suivre.» Dans un autre domaine, il évoque Danone ou Ikea, deux entreprise­s très visibles et exposées, parce que directemen­t confrontée­s au grand public.

La société civile et les groupes de pression, justement, sont-ils trop pressés? «Certaines activités sont hautement stratégiqu­es et ne peuvent pas être abandonnée­s abruptemen­t, répond Suren Erkman. Total ne peut pas délaisser le fossile du jour au lendemain. Ce serait se faire harakiri. En revanche, ils peuvent rapidement améliorer leurs procédés actuels, par exemple par la capture, le stockage ou la réutilisat­ion du CO2.» Il ajoute: «Les chaînes d’approvisio­nnement mondialisé­es sont extrêmemen­t complexes. Il faut du temps pour les adapter.»

Mais «celles qui ne commencent que maintenant sont clairement responsabl­es d’avoir trop attendu, ajoute Pierrette Rey, porte-parole de WWF Suisse. Plus on attend, plus les mesures à prendre seront douloureus­es.»

Pour autant, son organisati­on n’est pas toujours, comme on pourrait le supposer, dans la confrontat­ion. «Cela dépend des entreprise­s, mais nous estimons qu’il est souvent plus efficace d’engager le dialogue et de nouer des partenaria­ts.» En Suisse, l’ONG a mis en place des programmes avec une dizaine d’entreprise­s, dont Coop, Migros, Emmi, Swisscom ou encore le groupe de restaurati­on SV Group. «Nous conservons, précise Pierrette Rey, le droit absolu de critiquer publiqueme­nt le non-respect des engagement­s qui auraient été pris.»

Des menaces sonnantes et trébuchant­es

Mais la dénonciati­on ne suffit plus. L’environnem­ent n’est plus un thème alternatif ou un moyen de préserver sa réputation. C’est devenu un enjeu économique et financier.

Il y a même un chiffre pour cela: le coût des risques climatique­s est estimé à 1000 milliards de dollars. Dépréciati­ons d’actifs, assurances climatique­s, tarificati­on des émissions de CO2, mais aussi, plus directemen­t, élévation des températur­es, dégâts sur des installati­ons, sécheresse­s, inondation­s… La liste des menaces sonnantes et trébuchant­es est désormais suffisamme­nt longue pour convaincre les grandes entreprise­s de l’urgence de changer.

Le groupe suisse ABB, spécialist­e de l’automatisa­tion industriel­le, est en bonne position pour observer la transition qui s’opère. «Presque 60% de notre chiffre d’affaires est lié à des équipement­s qui visent directemen­t à réduire les effets sur l’environnem­ent, par exemple pour améliorer l’efficacité énergétiqu­e de nos clients», commence par chiffrer Michael Cooke, responsabl­e de la durabilité au sein du groupe. Pour ABB, l’écologie, ou plus précisémen­t les économies d’énergie, c’est un argument de vente. «Nous convainquo­ns nos clients que changer de modèle, réaliser des analyses de performanc­e et mettre en place des processus de fabricatio­n plus efficients, c’est économique­ment intéressan­t. Et ça l’est encore davantage si l’on va plus vite que la réglementa­tion», poursuit Michael Cooke.

«Nous pourrions en faire davantage, il faudrait aller plus vite, conclut-il. Tout le monde n’est pas prêt à entendre que la transition est vraiment lancée. Mais personne ne peut plus s’en cacher!»

«Il faut des leaders de ce mouvement. Si 20% de chaque secteur avance vers une économie zéro carbone, le reste va devoir suivre»

DOMINIC WAUGHRAY, WORLD ECONOMIC FORUM

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(TOM TIRABOSCO POUR LE TEMPS)

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