Washington frappe un armateur suisse
Les navires poseurs de canalisations d’Allseas ont abandonné la construction du gazoduc de Gazprom Nord Stream 2, qui irrite les Etats-Unis. Moscou promet d’achever le projet qui rencontre de multiples obstacles techniques et politiques
La Suisse a joué deux coups pendables à la Russie pour les fêtes de fin d’année. Le moins pardonnable est d’avoir exécuté le mauvais hymne avant un match opposant deux clubs russes à Davos le 23 décembre, dans le cadre de la Ligue continentale de hockey. L’agence Interfax rapporte que les organisateurs ont mesquinement diffusé ce qui était l’hymne russe jusqu’à l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000 (ce dernier réinstaura l’hymne soviétique). Mais les Russes ont l’habitude de ce genre de mésaventure.
Gazprom a sans doute moins d’indulgence pour la surprise que lui a réservée la société fribourgeoise Allseas le 21 décembre. L’armateur a tout simplement abandonné son client au milieu du gué – plus exactement, au fond de la mer Baltique –, désertant le chantier du gazoduc Nord Stream 2, dont le coût s’élève à 10,3 milliards de francs. Ses deux vaisseaux géants poseurs de gazoducs, Pioneering Spirit et Solitaire, ont quitté la zone des travaux pour jeter l’ancre dans les eaux allemandes voisines. Une décision prise sous la pression de Washington, fervent opposant à la construction du gazoduc russe.
Le 20 décembre, le président américain Donald Trump a sorti l’artillerie lourde en promulguant la loi sur le budget militaire (NDAA) pour 2020. La loi comprend des sanctions contre le projet Nord Stream 2 et TurkStream, un autre gazoduc auquel Allseas a également participé. Les entreprises impliquées dans la construction encourent la saisie de leurs actifs aux Etats-Unis, le gel des avoirs financiers dans les banques américaines et l’annulation des visas pour les employés. La NDAA 2020 stipule que les sanctions peuvent être évitées à condition d’abandonner volontairement le travail de pose des gazoducs dans les 30 jours suivant l’entrée en vigueur de la loi. Des sénateurs américains ont prévenu que toute tentative d’achever en urgence les travaux seront interprétés comme une tentative d’enfreindre une loi extraterritoriale «destinée à mettre immédiatement fin à la construction de Nord Stream 2».
D’où la célérité d’Allseas, qui s’est fendu d’un communiqué docile: «Allseas procédera, conformément à la disposition légale de retrait progressif et attend de l’autorité américaine compétente les clarifications réglementaires, techniques et environnementales nécessaires.»
En Russie, la NDAA 2020 est connue sous le sobriquet «sanctions infernales». Le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a répliqué sur une chaîne télévisée russe, Pervy Kanal, utilisant la formule consacrée, à la fois
«C’est un affront fait à l’Europe et plus particulièrement à l’Allemagne. Les Européens ont investi des milliards d’euros dans le gazoduc»
SERGUEÏ PRAVOSSOUDOV, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’INSTITUT NATIONAL DE L’ÉNERGIE
ferme et nébuleuse: «Nous répondrons aux sanctions tout en prenant soin de ne pas porter préjudice à nos intérêts.» Le ministre de l’Energie russe, Alexandre Novak, précise qu’il ne reste que 160 km de tubes à poser (pour une longueur totale de 1224 km). Mais la Russie se trouve dans l’incapacité d’achever au pied levé la construction du Nord Stream 2. Le pays ne dispose que de deux navires poseurs de tubes, le Fortuna (qui n’est pas homologué par le Danemark, dans les eaux duquel
se déroulent actuellement les travaux) et le Akademic Chersky, qui mouille en Extrême-Orient. La vigueur des sanctions américaines exclut a priori la participation de navires battant pavillon non russe.
Sanctions géopolitiques
Pour le directeur général de l’Institut national de l’énergie, Sergueï Pravossoudov, l’achèvement du gazoduc est davantage un problème politique que technique: «C’est un affront fait à l’Europe et plus particulièrement à l’Allemagne. Les Européens ont investi des milliards d’euros dans le gazoduc pour obtenir la livraison de gaz russe et il est improbable qu’ils sèchent leurs larmes et oublient leurs investissements.» Le coût du gazoduc est financé à 50% par des actionnaires européens (Uniper, Wintershall, OMV, Engie et Royal Dutch Shell). Le reste par Gazprom. Le sénateur
Vladimir Djabralov dénonce un sabotage américain guidé par des intérêts commerciaux: «Les EtatsUnis tentent activement de vendre leur gaz naturel liquide en Europe et sont prêts à faire des rabais pour accrocher les consommateurs.»
L’objectif du Kremlin, avec le Nord Stream 2 et sa capacité de 55 millions de mètres cubes par an, est de remplacer le transit du gaz russe par l’Ukraine, ancien allié devenu la bête noire du Kremlin. L’utilisation géopolitique du gaz rencontre l’opposition non seulement des EtatsUnis et de l’Ukraine, mais aussi de la Pologne, des pays baltes et de Bruxelles. L’UE n’a que très récemment donné son feu vert au Nord Stream 2, sous la pression de Berlin, principal bénéficiaire du gazoduc. La Commission européenne continue de faire pression sur Moscou pour que Gazprom n’ait pas le monopole du gaz exporté via ses gazoducs.