Le Temps

Sylvie, 93 ans, raconte son Noël d’antan dans la vallée des Ormonts

A La Forclaz, village perché dans la vallée des Ormonts où Sylvie a grandi, les hivers étaient rudes et les familles vivaient chichement. A 93 ans aujourd’hui, elle se souvient de la fête de Noël et de ses beaux moments de partage

- PROPOS RECUEILLIS PAR VIRGINIE NUSSBAUM @Virginie_Nb

A l’époque, à La Forclaz, dans les Alpes vaudoises, on vivait en autarcie. Il y avait peut-être une centaine d’habitants et, à part le facteur, l’épicier-boulanger et l’instituteu­r, la plupart étaient des petits paysans. C’était la période très rude de l’entre-deux-guerres, rien ne bougeait.

Mes parents ont eu huit enfants. Nous habitions un petit chalet qui se trouvait très haut dans le village, avec vue sur toute la chaîne des montagnes en face, du mont d’Or au pic Chaussy jusqu’aux Diablerets. Nous n’avions pas beaucoup plus que deux vaches, deux chèvres et quelques poules pour les oeufs. De temps en temps, on vendait une pièce de bétail et mon papa allait louer ses services pour les foins ou la plantation de pommes de terre.

Un Noël en famille dans nos montagnes, c’était quasiment rien. Il y avait des gens plus argentés que nous, mais personne n’allait acheter des cadeaux fabuleux à ses gamins: on avait déjà bien de la peine à les habiller et les chausser! J’ai souvenir de mon papa qui raccommoda­it nos souliers le soir dans la cuisine et, de temps en temps, une paroisse nous envoyait un coupon de tissu ou de la laine.

En revanche, nous faisions un repas un peu plus élaboré le jour de Noël. Je me souviens que ma maman mettait de côté la viande fumée que papa recevait lorsqu’il allait travailler chez des bouchers: une saucisse, un morceau de jambon… Elle la réservait spécialeme­nt pour ce jour-là et la servait avec du chou-rave, des pommes de terre et des carottes.

Elle faisait aussi ce qu’on appelle un «gâteau des Ormonts». Vous connaissez? Comme il n’y avait pas de fruits dans le village en hiver, les mères de famille avaient imaginé un bon dessert pour les Fêtes. Dans un récipient, elles mélangeaie­nt de la farine, du sucre et des lichettes de beurre ramolli. On étalait ça sur une pâte pour le cuire et le summum, c’est qu’on versait de la crème fraîche par-dessus, saupoudrée de cannelle. C’était une merveille!

Mais ce qui me reste encore davantage en mémoire, c’est le Noël de la communauté villageois­e. Il y avait quelques fêtes à La Forclaz, dont une vente de paroisse et un bal pour la mi-été. Mais Noël, c’était la fête qui comptait. Le plus beau, c’est qu’elle était assumée presque entièremen­t par les élèves de l’école et leur maître. Il était seul pour 42 élèves.

L’instituteu­r était un intellectu­el et un mélomane qui jouait très bien du violon. Dès novembre, il sélectionn­ait les chants prévus pour la soirée et, tous les jours pendant une demi-heure, on venait les répéter. En même temps, on préparait le programme de la fête. On recevait une feuille pliée en deux et sur la première page, on dessinait un motif de notre choix. Chacun faisait ce qu’il voulait et, pour certains, il fallait bien chercher pour deviner ce que c’était! Moi, je n’étais pas très douée, je me contentais de faire des sapins, parfois un oiseau.

Vers la mi-décembre, on offrait les programmes à nos parents. Il y avait peu d’argent et ce petit dessin représenta­it quelque chose qui venait du coeur. Je sais que ma maman alignait les dessins de tous mes frères et soeurs sur le bord de la fenêtre, et on les gardait là un certain temps.

Pour nous, le soir de fête était toujours un 24 décembre car le village en dessous, où se trouvait l’église, réservait la soirée du 25 pour sa propre cérémonie. Mais ça ne nous dérangeait pas d’ouvrir le bal! On se réunissait dans la salle communale, il y avait les grands-mères, les grandspère­s, les jeunes qui s’asseyaient sur les rebords de fenêtre parce qu’il n’y avait plus de places. Les parents du village ne se voyaient pas souvent, alors ils s’échangeaie­nt des «Comment vas-tu?» «Que je suis content de te voir!» La commune offrait le sapin bien garni avec des boules, des guirlandes et beaucoup de bougies…

Le pasteur commençait par souhaiter ses voeux puis on entonnait quelques chants, certains religieux, d’autres qui racontaien­t des histoires de cloches ou d’animaux dans la forêt – on n’était pas fondus de religion! Puis il y avait des poésies et de saynètes de Noël que l’instituteu­r avait écrites.

C’est là qu’arrivaient d’immenses corbeilles remplies de cornets de Noël. Le moment reste gravé dans ma mémoire. Les enfants couraient, émerveillé­s. On recevait tous la même chose: un petit biscôme, une barre de chocolat, une poignée de cacahuètes, des noix et une orange.

Je peux vous dire que cette orange, c’était le plus beau cadeau. Quelque chose d’inconnu, d’un peu mystérieux parce qu’on n’en voyait jamais dans nos montagnes. Il aurait fallu descendre en ville, à Aigle ou même à Lausanne, pour en acheter! On la gardait précieusem­ent et, à la maison, maman se chargeait de les partager. Comme on était nombreux, on en mangeait deux à la fois. Un vrai bonheur. Aujourd’hui, j’imagine que les enfants refuseraie­nt un cadeau pareil…

On finissait par chanter Voici Noël tous ensemble. Je ne vous dis pas comme c’était magnifique, entre le choeur d’hommes, les voix d’enfants… puis on voyait repartir les gens, chacun avec son falot pour éclairer le chemin, comme des petits flambeaux dans toutes les directions. C’était ça, le miracle de Noël: rassembler tout le village dans une joie et une conviviali­té qui nous faisaient vraiment du bien.

A 14 ans, je suis partie du village pour aller travailler comme livreuse dans la boulangeri­e d’un oncle, et j’ai célébré Noël dans d’autres paroisses. Mais la fête de La Forclaz est restée une belle page de mon histoire et je pense que ce début de vie dans la pauvreté et l’humilité m’a permis de mieux apprécier la suite. Ma vision de Noël? Elle n’a jamais vraiment changé. Mes enfants, j’en ai eu trois, ont eu une meilleure vie que moi, mais, avec mon mari, nous avons toujours tenu à leur offrir des cadeaux utiles!

Ici, à Belmont-sur-Lausanne où nous nous sommes ensuite installés, ils font des choses magnifique­s. Par exemple, les gens s’inscrivent pour placer une lanterne ou des bougies sur leur fenêtre, qui symbolisen­t leur solidarité. J’ai trouvé ça très beau, cette continuité, cette façon de montrer qu’on est tous ensemble. C’est ça, l’esprit de Noël. ▅

Je peux vous dire que cette orange, c’était le plus beau cadeau. […] Il aurait fallu descendre en ville, à Aigle ou même à Lausanne, pour en acheter!

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(EDDY MOTTAZ/LE TEMPS)

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