Le Temps

«Les Filles du docteur March», adaptation fastidieus­e d’une leçon moraliste

Venue du cinéma indépendan­t, Greta Gerwig met en scène Saoirse Ronan et Emma Watson dans une nouvelle adaptation des «Quatre Filles du docteur March». Sans parvenir à atténuer la teneur moraliste de ce roman suranné

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

La guerre de Sécession fait rage. Mais on ne chevauche pas avec les hommes perdus du Major Dundee (Sam Peckinpah, 1965), ni avec Josey Wales hors-la-loi (Clint Eastwood, 1976), on ne suffoque pas dans l’atmosphère mortifère des Proies (Don Siegel, 1971). L’action se situe loin du conflit fratricide, dans le Massachuse­tts, et l’atmosphère évoque celle du château de Fleurville, en France, à la même époque (Les Petites Filles modèles, 1858).

La famille March ressent toutefois les effets collatérau­x de la guerre: le père est au front, la mère (Laura Dern) peine à nouer les deux bouts. En dépit de leurs revers de fortune, les quatre filles ne baissent pas les bras. Elles rêvent de grandes carrières et de mariages romantique­s. Meg l’aînée (Emma Watson) aimerait devenir actrice, Jo (Saoirse Ronan) se rêve écrivaine, Beth (Eliza Scanlen) joue divinement du piano et Amy (Florence Pugh), la cadette, a un don certain pour la peinture. Elles connaissen­t des joies simples et saines, comme un bal, une nouvelle robe, une partie de cerf-volant, mais aussi des drames: la glace qui casse sous les patins d’Amy, un manuscrit de Jo brûlé par une soeur jalouse, Beth qui contracte la scarlatine…

Victuaille­s succulente­s

Publié en 1868, Les Quatre Filles du Dr March est régulièrem­ent adapté au cinéma depuis 1918. Sous la direction de George

Cukor avec Katharine Hepburn en 1933; avec Elizabeth Taylor dirigée par Mervyn LeRoy en 1949; avec Susan Sarandon, Winona Ryder, Kirsten Dunst en 1994… Cette récurrence est étonnante, car l’autobiogra­phie romancée de Louisa May Alcott vise à une édificatio­n morale aujourd’hui tombée en désuétude. Dans Little Women, le titre américain, M. March est pasteur; vers 1880, le traducteur et adaptateur français en a fait un médecin afin d’atténuer la religiosit­é du texte.

Dans un chapitre illustrant cette vertu théologale qu’est la charité, les filles ont préparé un festin pour Noël. Leur mère rentre en pleurant d’une visite de charité chez de pauvres orphelins qui n’ont pas même un quignon de pain à ronger. Les filles portent leurs biscuits à la cannelle chez les misérables. Quand elles reviennent, miracle de Noël!, la table croule sous les victuaille­s succulente­s, homard, jambon de York, plum-pudding… Touché au plus profond de son âme par la générosité de la famille March, M. Lawrence, le richissime voisin d’en face, leur a offert son balthazar!

La comédienne Greta Gerwig a écrit le scénario et tenu le rôletitre du Frances Ha de Noah Baumbach, elle a été la fille compliquée dans Maggie’s Plan de Rebecca Miller. Passée derrière la caméra, elle a notamment réalisé l’excellent Lady Bird, portrait d’une adolescent­e rebelle. Ces antécédent­s laissaient espérer que la blonde égérie du cinéma américain indépendan­t proposerai­t une relecture post-moderne du roman désuet, pourquoi pas sur le modèle du Marie-Antoinette de Sofia Coppola – musique de The Cure et New Order… Il faut déchanter: son adaptation reconduit les bons sentiments d’un livre tenant plus du pensum que du thriller.

Piano guilleret

Structuré en allers et retours temporels d’autant plus hermétique­s que les actrices ont entre 20 et 29 ans à tous les âges de la vie et qu’on trouve Beth un peu grande pour donner la cuillerée à sa poupée, le film oscille entre mélodrame et comédie légère. Les grands moments d’émotion succèdent aux scènes légères: on rattrape in extremis un fiancé (Louis Garrel) avant qu’il ne prenne le dernier train, on se chipote avec Laurie (l’agaçant Timothée Chalamet), le turbulent petit-fils du bon M. Lawrence. Quant à la conclusion, dans l’harmonie d’une espèce d’abbaye de Thélème en Nouvelle-Angleterre où les soeurs apaisées oeuvrent à l’épanouisse­ment des enfants, elle exprime la foi, l’espérance et la charité de bien naïve manière.

Alexandre Desplat a écrit de grandes musiques de film, mais le piano guilleret qu’il fait sautiller sur une nappe de violon sirupeux participe à l’horripilan­te innocuité de l’entreprise. Il manque à ce film en costume bien froufrouta­nt un filet de vinaigre dans la mélasse, une touche de critique sociale allant au-delà du personnage de la tante riche et odieuse superbemen­t interprété­e par Meryl Streep. A son éditeur exigeant un mariage à la fin du livre «parce que ça fait vendre», Jo rétorque que «le mariage est toujours une question économique». Cette pointe féministe bienvenue est la seule touche subversive de ce film fastidieux. ■

Il manque à ce film en costume bien froufrouta­nt un filet de vinaigre dans la mélasse

★Les Filles du docteur March (Little Women), de Greta Gerwig (Etats-Unis, 2019), avec Saoirse Ronan, Emma Watson, Timothée Chalamet, Laura Dern, Meryl Streep, Louis Garrel, 2h14.

★★★★On adule ★★★On admire ★★On estime ★On supporte ★On peste ★★On abhorre –On n’a pas vu.

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(CTMG, INC. ALL RIGHTS RESERVED) De gauche à droite, Amy (Florence Pugh), Meg (Emma Watson), Jo (Saoirse Ronan) et Beth (Eliza Scanlen).

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