Le Temps

Le champagne rattrapé par le climat

Longtemps hésitants à diminuer les pesticides, les vignerons de Champagne accélèrent leur transition vers des méthodes de culture plus écologique­s. L’enjeu: préserver la production et le goût du vin, face aux conséquenc­es du réchauffem­ent climatique toujo

- RACHEL RICHTERICH, VERTUS (TEXTES) GUILLAUME BINET/MYOP (PHOTOS) t @RRichteric­h

De par la course effrénée au rendement, les vins de Champagne, rois des fêtes de fin d’année, sont de grands consommate­urs de pesticides

■ Mais les vignerons de la région accélèrent leur transition vers des cultures plus écologique­s, s’engageant à abandonner les herbicides d’ici à cinq ans

■ Enjeu: préserver les capacités de production et le goût du vin malgré les conséquenc­es du réchauffem­ent climatique, de plus en plus évidentes

■ Reportage à Vertus, une des plus importante­s communes viticoles de Champagne, sur la limite septentrio­nale de la culture de la vigne

A perte de vue, des choux, des betteraves, des pommes de terre qui déploient leurs feuilles sur toute l’horizontal­ité du départemen­t de la Marne. Mais pas un cep au long des derniers kilomètres qui nous séparent de l’une des plus importante­s communes viticoles de la région de Champagne, Vertus. Jusqu’à ce qu’à l’entrée du village se dessine au fond du paysage un ourlet de terre; il révèle, en l’approchant, un maillage serré de vignes. C’est un bout de la côte des Blancs; elle doit son nom à la couleur des cépages qui font sa réputation, essentiell­ement du chardonnay.

En cette mi-décembre, il n’y a plus ni feuille, ni raisin. La verdure, qui rehausse certains carrés de vigne, en alternance avec le brun d’autres parcelles? «C’est de l’herbe naturelle, tout simplement», répond Pascal Doquet, vigneron bio. Arrivés dans le coteau, il nous guide vers son pré de rangées, se penche pour admirer le découpage de petites feuilles de géranium sauvage, découvre quelques fleurs de véronique et de mouron des oiseaux entre l’épais toupillon d’herbe et de graminées. «Vous sentez, là, sous le pied, c’est souple. C’est plein de vie là-dessous», frémit-il, fier de son lopin verdoyant.

La couleur du changement

«Il y a dix-neuf ans, on ne voyait que mes parcelles», raconte-t-il, se remémorant les railleries des confrères quand il a introduit cette méthode dite de l’enherbemen­t dans les vignes familiales. Celle-ci consiste à laisser de la végétation entre les rangs et de ne la réduire que lorsqu’elle entre en concurrenc­e avec la vigne. Outre le fait d’abriter une biodiversi­té, elle permet de limiter l’érosion des sols et les transferts de pesticides par ruissellem­ent en cas de pluie. Mais la perte du savoir-faire et le manque d’outils adaptés pour la gestion du sol ont longtemps découragé ses pairs.

Ces platebande­s vertes toujours plus nombreuses sont en fait le signe visible du changement de fond qui s’opère en Champagne. D’ici à cinq ans, les vignerons de la région se sont engagés à abandonner l’utilisatio­n d’herbicides chimiques, l’une des trois catégories de pesticides (avec les insecticid­es et les fongicides). Ainsi a tranché cet automne le Comité interprofe­ssionnel des vins de Champagne (CIVC).

Des habitudes tenaces

Même si cette décision n’est pas contraigna­nte, «c’était très courageux!» s’étonne encore, avec satisfacti­on, Jean-Marie Pougeoise, producteur de raisin, qui préside depuis vingt ans et pour quelques semaines encore la Coopérativ­e vinicole de Vertus. Et pour cause: commercial­isés dès le milieu du XXe siècle, les pesticides ont été accueillis à bras ouverts par des producteur­s encore sous le choc du phylloxéra, un ravageur qui avait décimé les vignes européenne­s quelques décennies plus tôt. Qui plus est dans une région située sur la limite septentrio­nale de culture de la vigne, soumise à un climat frais et humide: «Des conditions qui favorisent la propagatio­n de maladies, notamment le mildiou, et de champignon­s», relève Jean-Philippe Burdet, professeur de viticultur­e et chef recherche et développem­ent à l’Ecole du vin de Changins.

«A l’époque, mon père pulvérisai­t le traitement avec son tracteur pendant qu’on palissait la vigne. Sans avoir l’impression de faire mal, mais parce que c’est ainsi que cela se pratiquait», relate Pascal Doquet. Certaines maladies, comme l’oïdium et le mildiou, continuent d’ailleurs de nécessiter des traitement­s de protection, même en culture biologique, relève le président de l’Associatio­n des champagnes biologique­s. Il a dû attendre de racheter en 2004 le domaine familial, qu’il dirigeait pourtant depuis une dizaine d’années déjà, pour pouvoir passer en production biologique, précise celui qui a l’avantage de vinifier lui-même son raisin.

La pression du rendement

Ce qui n’est pas la norme pour la majorité des 16000 viticulteu­rs et 140 coopérativ­es de la région, «habitués à travailler selon une logique de rendement au kilo, pour le négoce», signale Jean-Marie Pougeoise. Soit pour les 340 maisons de champagne, qui vinifient ou assemblent pour leurs marques, en tête desquelles figure le groupe LVMH (Veuve Clicquot, Moët et Chandon et Dom Pérignon, entre autres). Le géant du luxe, qui avale à lui seul un cinquième du marché avec 60 millions de bouteilles vendues chaque année, assure faire de l’environnem­ent un sujet prioritair­e; nous l’avons sollicité à plusieurs reprises depuis novembre, il n’a pas eu le temps de répondre à nos questions.

Cette course au rendement fait de la région la plus grande consommatr­ice de pesticides, selon les statistiqu­es du Ministère français de l’agricultur­e. Tandis que le bio reste de l’ordre de l’anecdotiqu­e, couvrant moins d’un millier d’hectares sur les 34300 de la région, soit 2,9% des surfaces contre 12% pour le total du vignoble français.

Or le bio fait une percée spectacula­ire ces dernières années, de l’ordre de 25% entre 2016 et 2017, de 38% l’année suivante, et une croissance similaire est attendue pour 2019. Et si ce mode de culture est encore surtout pratiqué par des vignerons indépendan­ts, comme Pascal Doquet, la maison Louis Roederer a ouvert la voie aux grandes maisons en le testant localement dès 2006. Sur les 242 hectares que couvre la maison, 122 sont officielle­ment en conversion bio depuis 2018. Les 120 restants répondent à des critères issus de la viticultur­e raisonnée.

La voie de la raison

Née au début des années 1990, cette méthode consiste à n’employer de traitement qu’en fonction de la mala

die, indique Jean-Marie Pougeoise, qui en était l’un des instigateu­rs en Champagne. «Au contraire des pulvérisat­ions préventive­s, effectuées systématiq­uement pendant des décennies, qui ont conduit à l’apparition de souches résistante­s aux pesticides. A la manière de certaines bactéries face aux antibiotiq­ues», compare-t-il.

Le concept a depuis évolué vers deux certificat­ions: HVE, pour haute valeur environnem­entale, et VDC, pour viticultur­e durable en Champagne. «Cette approche est en passe de s’imposer comme le nouveau standard d’accès aux marchés», prédit Christophe Riou, directeur adjoint de l’Institut français de la vigne et du vin. «Sous la pression du négoce notamment, qui ne veut plus de raisin convention­nel, face à un consommate­ur plus attentif à l’environnem­ent et plus porté sur le naturel», constate Jean-Marie Pougeoise.

Vendanges plus précoces, moûts plus sucrés

Enfin, parce que d’ici à dix ans, l’ensemble des surfaces devront être certifiées, selon les critères HVE, VDC ou bio, contre une part de 20% aujourd’hui toutes certificat­ions additionné­es.

L’enjeu a pris une dimension existentie­lle depuis que les conséquenc­es du réchauffem­ent climatique sont devenues réalité. La plus évidente concerne les dates de vendanges toujours plus précoces: «Elles intervienn­ent 18 jours plus tôt qu’il y a trente ans», relève Thibaut Le Mailloux, du CIVC.

Des effets sont aussi constatés sur la maturation des raisins et la qualité des moûts. «On s’est fait avoir une première fois en 2011. Le taux de sucre estimé indiquait que le raisin était prêt à être vendangé. Sauf qu’après coup on s’est aperçu qu’il n’était physiologi­quement pas mûr», se souvient Jean-Marie Pougeoise. «Le risque, avec ces raisins toujours plus sucrés, c’est de perdre en acidité. Or, c’est l’un des traits les plus caractéris­tiques de nos vins», craint Thibaut Le Mailloux.

Sur le long terme, c’est la typicité du vin et les capacités de production qui sont menacées, avertit encore le représenta­nt du CIVC. Des conséquenc­es difficiles à chiffrer selon lui, même s’il confirme une tendance à la baisse continue du nombre de bouteilles produites. Tout comme les investisse­ments nécessaire­s à la transition, que ce soit dans la formation ou l’outillage nécessaire au travail mécanique des sols. Ou encore dans la recherche, qui planche sur de nouvelles variétés plus résistante­s aux maladies.

Le changement n’en est pas moins lancé, avec de fortes chances d’aboutir, de l’avis des experts, «grâce à une organisati­on collective historique en Champagne, qui lui confère une forte capacité de mobilisati­on», observe Christophe Riou. Grâce aussi à sa force de frappe financière – si elle ne représente que 4% du vignoble français, la région réalise à elle seule 20% des revenus de la filière.

«Le paysage sera sans doute très différent dans vingt ans», prédit Pascal Doquet, évoquant de nouveaux modes de taille, des densités de plantation­s différente­s et les «innombrabl­es possibilit­és qu’offrent les variétés plus méridional­es, qui seront peut-être les plus adaptées au nouveau climat champenois». Ses pas font s’envoler un groupe d’oiseaux. «Leur présence est le signe d’un bon équilibre des sols et d’une faune abondante d’insectes et de lombrics adaptés à nos terroirs», sourit le vigneron, cheminant entre les ceps pour certains déjà taillés, leur donnant une allure fuyante, comme poussés par le vent glacial qui nous mord les cuisses.

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Les vignerons sont toujours plus nombreux à tester l’enherbemen­t sur leurs parcelles.
 ??  ?? Pascal Doquet est vigneron depuis 1982. Il a repris le domaine familial en 2004 et le cultive en bio.
Pascal Doquet est vigneron depuis 1982. Il a repris le domaine familial en 2004 et le cultive en bio.
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Certains crus de Pascal Doquet sont vinifiés sans ajout de soufre.
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Les vignes enherbées laissent apparaître une richesse des sols et de la biodiversi­té.
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