Gabriel Matzneff, le choc de deux époques
Dans un livre à paraître, Vanessa Springora raconte comment, à 14 ans, elle est tombée sous la coupe de l’écrivain aux penchants pédophiles connus. Une affaire qui atterre à l’heure de #MeToo
Ce sont deux époques et deux générations qui entrent en collision. Celle qui découvre, atterrée, les écrits de l’écrivain Gabriel Matzneff contant avec délectation ses relations sexuelles avec de très jeunes filles dans la France des années 1970-1980; et celle qui a le souvenir d’avoir, à l’époque, fermé les yeux, voire applaudi la révolution sexuelle prônée par l’écrivain. A l’époque de #MeToo, le choc est terrible.
«Ecurie de jeunes amantes»
A l’origine de l’affaire, un livre à paraître le 2 janvier 2020, Le Consentement (Grasset), signé par Vanessa Springora, directrice des Editions Julliard. L’auteure a rencontré Gabriel Matzneff en 1985. Elle est fascinée par l’aura de l’écrivain, de 36 ans son aîné. «A 14 ans, écrit-elle crûment, on n’est pas censée être attendue par un homme de 50 ans à la sortie de son collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche à l’heure du goûter.»
Sans être une star de l’édition, Gabriel Matzneff est connu alors pour sa culture gréco-latine, son style classique et son goût pour la sortie des collèges. Le journaliste Bernard Pivot l’invite régulièrement dans son émission de télévision. C’est la vidéo d’un Apostrophes du 2 mars 1990, partagée des centaines de milliers de fois depuis trois jours, qui a donné de l’écho à l’affaire. On y entend le dandy au crâne de bonze défendre son «écurie de jeunes amantes» lorsque Bernard
Pivot lui demande, sous les rires: «Pourquoi vous êtes-vous spécialisé dans les lycéennes et les minettes?»
La littérature avant la morale
Sur le plateau, seule la Canadienne Denise Bombardier réagit: «Je ne comprends pas, s’exclame-t-elle, que dans ce pays la littérature, entre guillemets, serve d’alibi à ce genre de confidences!» Interrogée le 27 décembre par Europe 1, Denise Bombardier raconte avoir ensuite été «convoquée» à l’Elysée pour entendre le président de la République, François Mitterrand, lui dire de Matzneff: «Je lui ai reconnu à une certaine époque quelque talent, mais malheureusement il a sombré dans la religion orthodoxe et la pédophilie…»
Bernard Pivot a répondu aux critiques sur Twitter: «Dans les années 70 et 80, la littérature passait avant la morale. Aujourd’hui, la morale passe avant la littérature. Moralement, c’est un progrès. Nous sommes plus ou moins les produits intellectuels et moraux d’un pays et, surtout, d’une époque.»
Une autre époque, c’est le moins qu’on puisse dire. Dans ces deux décennies post-1968, il est du plus grand chic de plaider pour la liberté sexuelle de tous. Le héros de 1968, Daniel Cohn-Bendit, ne se prive pas de raconter ses expériences avec de jeunes enfants. Le 26 janvier 1977, dans Le Monde, 69 personnalités demandent la dépénalisation de la pédophilie et la remise en liberté de trois hommes qui doivent comparaître pour cette raison devant les Assises.
Le texte, dont on apprendra plus tard qu’il a été rédigé par Matzneff, insiste sur «la disproportion entre le caractère désuet de la loi et la réalité quotidienne d’une société qui tend à reconnaître chez les enfants et adolescents l’existence d’une vie sexuelle». L’habituelle gauche pétitionnaire est là, avec les écrivains Louis Aragon, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Roland Barthes et Philippe Sollers, mais aussi les futurs ministres Jack Lang et Bernard Kouchner.
Faute de plaintes, Gabriel Matzneff n’a jamais été inquiété par la justice. Lorsqu’il a reçu le
Prix Renaudot en 2013 pour son essai Séraphin, c’est la fin, plusieurs associations se sont indignées, mais la prescription interdisait toute poursuite.
Une aide publique décriée
Sur les réseaux sociaux, les plus jeunes s’en prennent, bien plus qu’à Gabriel Matzneff, aux générations précédentes qui ont toléré ou approuvé. Certains traitent le malheureux Bernard Pivot de «porc». Et beaucoup de millennials balancent à leurs aînés le fameux slogan de la guerre des générations: «OK boomer!» Pour couronner le tout et nourrir la colère en pleine réforme des retraites, on apprend que Gabriel Matzneff touche une aide publique (sans doute inférieure à 10 000 euros par an) réservée aux écrivains en difficulté. Le ministre de la Culture, Franck Riester, a laissé entendre qu’il «prendrait ses responsabilités» en affirmant que «l’aura littéraire n’est pas une garantie d’impunité».
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«A 14 ans, on n’est pas censée être attendue par un homme de 50 ans à la sortie de son collège»