Un échange de prisonniers lourd à assumer pour Kiev
L’Ukraine et les républiques de Donetsk et Louhansk ont procédé dimanche à un échange massif de prisonniers. Le prix politique à payer est élevé pour le président Zelensky, qui a dû livrer aux Russes les suspects des tueries de Maïdan en février 2014
Et si c’était de cela que s’étaient entretenus Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine, le 9 décembre dernier au Palais de l’Elysée, lorsqu’ils se sont retrouvés tout seuls, sans conseillers, pour un mystérieux tête-à-tête de quelques minutes? L’histoire le dira peutêtre un jour. Quoi qu’il en soit, la promesse d’un nouvel échange de prisonniers était la seule timide conclusion de ce sommet au «format Normandie». C’est désormais chose faite. Dimanche, plus de 200 personnes ont été libérées, dont 76 qui quittent les geôles séparatistes de Donetsk et de Louhansk pour rejoindre l’Ukraine, et qui pourront passer le Nouvel An en famille. Sur le papier, il s’agit d’une réussite humanitaire, dont se sont immédiatement félicitées les autorités ukrainiennes, ainsi que les chefs d’Etat allemand et français.
Néanmoins, à y regarder de près, il s’agit d’une réussite en trompe-l’oeil pour l’Ukraine. En réalité, c’est bel et bien le Kremlin qui a dicté ses conditions. Volodymyr
Zelensky a dû prendre de gros risques, en avalant une amère potion qui pourrait à terme se transformer en poison politique intérieur. Dans l’entourage du président ukrainien, on ne veut retenir dans un premier temps que le soulagement de voir les prisonniers retrouver leurs proches. Dimanche, en l’absence de la presse, écartée pour l’occasion, des bus vides ont convergé vers le checkpoint de Mayorsk, sur la ligne de front, près de Gorlivka, la troisième grande ville séparatiste. Sous la supervision de l’OSCE, plusieurs dizaines de détenus ont changé de camp.
Des anciens policiers libérés
Au final, l’arithmétique importe peu, puisque ce qui compte, c’est le symbolique. En trompe-l’oeil de cet échange humanitaire, Vladimir Poutine a réussi un tour de force stratégique: il a fait revenir le conflit russo-ukrainien du champ militaire du Donbass vers Kiev, dont le contrôle politique est la seule chose qui compte pour le Kremlin à long terme. De quelle manière? Le président russe a imposé à son jeune homologue ukrainien d’intégrer dans la liste des prisonniers échangés cinq officiers des Berkout, l’unité de police spéciale antiémeute de l’ancien président pro-Kremlin Viktor Ianoukovitch, accusés de l’assassinat de 48 manifestants le 20 février 2014, lors de fusillades qui furent l’épilogue de la révolution de Maïdan.
Dans un premier temps, Volodymyr Zelensky pourra retirer un certain bénéfice politique de cet échange. «Un geste humanitaire», commente un de ses conseillers, «la primauté donnée à la dignité de la vie humaine», justifie une autre. Néanmoins, le prix politique payé par le jeune président est vertigineux et lourd de dangers. «Zelensky s’est peut-être coupé pour toujours d’une partie active et passionnée de la société pour laquelle la révolution de Maïdan fait sens», estime Oleg Soukhov, journaliste au Kyiv Post. L’hebdomadaire de référence du pays, Novoe Vremia, titre de façon sévère: «Des criminels échangés contre des héros.» Une partie importante de l’opinion ne digère pas cet accord.
«Les termes de l’échange créent un conflit artificiel dans la société ukrainienne entre les victimes de Maïdan et les proches des otages du Kremlin, un conflit entre les notions de justice et de liberté, estime l’avocate et ancienne députée Lena Sotnyk, jusqu’à l’été représentante de l’Ukraine au Parlement européen. Après cet échange de prisonniers, il ne sera plus possible de prouver la culpabilité [des Berkout] dans les fusillades de 2014.» En effet, Volodymyr Zelensky, qui avait fait de la réforme de la justice une priorité, a brutalisé l’institution: il a forcé son jeune procureur général Rouslan Riabochapka à ordonner la libération des ex-policiers incarcérés, en dépit des règles du droit, mettant en péril un Etat de droit déjà très fragile.
Un conflit loin d’être réglé
Dimanche, 21 ONG ukrainiennes ont réagi dans un communiqué: «Cette décision des autorités [ukrainiennes], dictée par le Kremlin, porte atteinte aux valeurs de la primauté du droit, de la justice et de la dignité et pourrait diviser la société en semant la haine entre différents groupes d’Ukrainiens.» Plus de 25% des électeurs n’ayant pas voté pour lui, Volodymyr Zelensky prend le risque de s’aliéner une partie plus importante de la population qui a sincèrement soutenu les aspirations de la révolution de Maïdan. «Les positions vont se cliver dans la société ukrainienne, on voit réapparaître une très forte agressivité, voire de la haine en politique, c’est très dangereux pour le vivre-ensemble», estime un autre journaliste.
En ce qui concerne le règlement du conflit, l’Ukraine de Zelensky pourra poursuivre la feuille de route de Minsk II. Mais elle n’a désormais plus le contrôle de sa propre destinée. «La libération des ex-Berkout ne rentre même pas dans le cadre des points 5 et 6 des accords de Minsk II, qui se réfèrent uniquement aux événements survenus dans certaines régions de Donetsk et de Louhansk», constate Oleksiy Haran, politologue à l’académie Mohyla de Kiev. A Moscou, un autre spécialiste, Dmitry Trenine, du Centre Carnegie, estime que cet échange de prisonniers ne va pas forcément faire avancer les négociations. «Le conflit a beaucoup plus de chances de se geler que de se résoudre», estime-t-il.
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«Cette décision dictée par le Kremlin pourrait diviser la société en semant la haine entre différents groupes d’Ukrainiens» COMMUNIQUÉ DE PLUSIEURS ONG UKRAINIENNES