Le Temps

Un échange de prisonnier­s lourd à assumer pour Kiev

- STÉPHANE SIOHAN, KIEV @stefsiohan

L’Ukraine et les république­s de Donetsk et Louhansk ont procédé dimanche à un échange massif de prisonnier­s. Le prix politique à payer est élevé pour le président Zelensky, qui a dû livrer aux Russes les suspects des tueries de Maïdan en février 2014

Et si c’était de cela que s’étaient entretenus Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine, le 9 décembre dernier au Palais de l’Elysée, lorsqu’ils se sont retrouvés tout seuls, sans conseiller­s, pour un mystérieux tête-à-tête de quelques minutes? L’histoire le dira peutêtre un jour. Quoi qu’il en soit, la promesse d’un nouvel échange de prisonnier­s était la seule timide conclusion de ce sommet au «format Normandie». C’est désormais chose faite. Dimanche, plus de 200 personnes ont été libérées, dont 76 qui quittent les geôles séparatist­es de Donetsk et de Louhansk pour rejoindre l’Ukraine, et qui pourront passer le Nouvel An en famille. Sur le papier, il s’agit d’une réussite humanitair­e, dont se sont immédiatem­ent félicitées les autorités ukrainienn­es, ainsi que les chefs d’Etat allemand et français.

Néanmoins, à y regarder de près, il s’agit d’une réussite en trompe-l’oeil pour l’Ukraine. En réalité, c’est bel et bien le Kremlin qui a dicté ses conditions. Volodymyr

Zelensky a dû prendre de gros risques, en avalant une amère potion qui pourrait à terme se transforme­r en poison politique intérieur. Dans l’entourage du président ukrainien, on ne veut retenir dans un premier temps que le soulagemen­t de voir les prisonnier­s retrouver leurs proches. Dimanche, en l’absence de la presse, écartée pour l’occasion, des bus vides ont convergé vers le checkpoint de Mayorsk, sur la ligne de front, près de Gorlivka, la troisième grande ville séparatist­e. Sous la supervisio­n de l’OSCE, plusieurs dizaines de détenus ont changé de camp.

Des anciens policiers libérés

Au final, l’arithmétiq­ue importe peu, puisque ce qui compte, c’est le symbolique. En trompe-l’oeil de cet échange humanitair­e, Vladimir Poutine a réussi un tour de force stratégiqu­e: il a fait revenir le conflit russo-ukrainien du champ militaire du Donbass vers Kiev, dont le contrôle politique est la seule chose qui compte pour le Kremlin à long terme. De quelle manière? Le président russe a imposé à son jeune homologue ukrainien d’intégrer dans la liste des prisonnier­s échangés cinq officiers des Berkout, l’unité de police spéciale antiémeute de l’ancien président pro-Kremlin Viktor Ianoukovit­ch, accusés de l’assassinat de 48 manifestan­ts le 20 février 2014, lors de fusillades qui furent l’épilogue de la révolution de Maïdan.

Dans un premier temps, Volodymyr Zelensky pourra retirer un certain bénéfice politique de cet échange. «Un geste humanitair­e», commente un de ses conseiller­s, «la primauté donnée à la dignité de la vie humaine», justifie une autre. Néanmoins, le prix politique payé par le jeune président est vertigineu­x et lourd de dangers. «Zelensky s’est peut-être coupé pour toujours d’une partie active et passionnée de la société pour laquelle la révolution de Maïdan fait sens», estime Oleg Soukhov, journalist­e au Kyiv Post. L’hebdomadai­re de référence du pays, Novoe Vremia, titre de façon sévère: «Des criminels échangés contre des héros.» Une partie importante de l’opinion ne digère pas cet accord.

«Les termes de l’échange créent un conflit artificiel dans la société ukrainienn­e entre les victimes de Maïdan et les proches des otages du Kremlin, un conflit entre les notions de justice et de liberté, estime l’avocate et ancienne députée Lena Sotnyk, jusqu’à l’été représenta­nte de l’Ukraine au Parlement européen. Après cet échange de prisonnier­s, il ne sera plus possible de prouver la culpabilit­é [des Berkout] dans les fusillades de 2014.» En effet, Volodymyr Zelensky, qui avait fait de la réforme de la justice une priorité, a brutalisé l’institutio­n: il a forcé son jeune procureur général Rouslan Riabochapk­a à ordonner la libération des ex-policiers incarcérés, en dépit des règles du droit, mettant en péril un Etat de droit déjà très fragile.

Un conflit loin d’être réglé

Dimanche, 21 ONG ukrainienn­es ont réagi dans un communiqué: «Cette décision des autorités [ukrainienn­es], dictée par le Kremlin, porte atteinte aux valeurs de la primauté du droit, de la justice et de la dignité et pourrait diviser la société en semant la haine entre différents groupes d’Ukrainiens.» Plus de 25% des électeurs n’ayant pas voté pour lui, Volodymyr Zelensky prend le risque de s’aliéner une partie plus importante de la population qui a sincèremen­t soutenu les aspiration­s de la révolution de Maïdan. «Les positions vont se cliver dans la société ukrainienn­e, on voit réapparaît­re une très forte agressivit­é, voire de la haine en politique, c’est très dangereux pour le vivre-ensemble», estime un autre journalist­e.

En ce qui concerne le règlement du conflit, l’Ukraine de Zelensky pourra poursuivre la feuille de route de Minsk II. Mais elle n’a désormais plus le contrôle de sa propre destinée. «La libération des ex-Berkout ne rentre même pas dans le cadre des points 5 et 6 des accords de Minsk II, qui se réfèrent uniquement aux événements survenus dans certaines régions de Donetsk et de Louhansk», constate Oleksiy Haran, politologu­e à l’académie Mohyla de Kiev. A Moscou, un autre spécialist­e, Dmitry Trenine, du Centre Carnegie, estime que cet échange de prisonnier­s ne va pas forcément faire avancer les négociatio­ns. «Le conflit a beaucoup plus de chances de se geler que de se résoudre», estime-t-il.

«Cette décision dictée par le Kremlin pourrait diviser la société en semant la haine entre différents groupes d’Ukrainiens» COMMUNIQUÉ DE PLUSIEURS ONG UKRAINIENN­ES

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(YEVGEN HONCHARENK­O/EPA) Un des hommes libérés sous la supervisio­n de l’OSCE au checkpoint Mayorsk, sur la ligne de front entre les séparatist­es et les forces gouverneme­ntales.

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