Le Temps

En Turquie, le retour des procès pour «insulte à la nation»

- ANNE ANDLAUER, ISTANBUL

Ces dernières années, le pouvoir politique et la justice turcs usent et abusent d’un article du Code pénal qui était tombé en désuétude: l’article 301. L’accusation sert à faire taire les opposants. Et illustre le retour d’un nationalis­me exacerbé

Lorsque Fidan Ataselim et cinq de ses amies ont été embarquées au commissari­at de police, le 8 décembre à Istanbul, on leur a signifié deux motifs d’arrestatio­n. Le premier ne les a pas surprises: «violation de la loi sur les manifestat­ions». Ces jeunes Turques et des centaines d’autres venaient de chanter et danser contre les violences faites aux femmes, reprenant les paroles d’un hymne féministe importé du Chili. «Manifestat­ion interdite», leur a-t-on objecté – la routine pour ces militantes.

Le deuxième chef d’accusation les a en revanche étonnées. «Les policiers, puis un procureur, nous ont reproché d’avoir proféré des insultes», raconte la secrétaire générale de la plateforme Halte aux féminicide­s. Les «insultes» en question: un couplet qui accuse «les policiers, les juges, l’Etat et le président» d’être responsabl­es des violences sexuelles. «Nous n’avions fait que traduire ces paroles de l’espagnol au turc. Mais même si nous les avions écrites nous-mêmes, où est le crime?» s’insurge Fidan Ataselim. Ce chant lui a valu une comparutio­n devant un juge sur la base de l’article 301 du Code pénal turc. Et cela n’a rien d’anodin.

«On nous a bernés»

«Est puni de six mois à deux ans de prison quiconque insulte la nation turque…» Ainsi commence l’article 301. Pendant des décennies, ces termes imprécis ont servi à poursuivre et à emprisonne­r des milliers d’opposants. En 2008, sous la pression de l’Europe, le gouverneme­nt de Recep Tayyip Erdogan a compliqué l’usage de l’article 301 en ajoutant une condition: l’approbatio­n du ministre de la Justice pour ouvrir une enquête. «D’ici très peu de temps, on n’entendra plus parler de l’article 301», promettait l’actuel président.

«Comme beaucoup, j’avais réclamé à l’époque la suppressio­n pure et simple de l’article 301», se souvient Garo Paylan, député du Parti démocratiq­ue des peuples (HDP, pro-kurde). «On nous avait bernés en disant: «Ne vous inquiétez pas, il faut désormais l’autorisati­on du ministre et cela n’arrivera pas». Nous faisions valoir qu’il suffisait d’un changement de climat politique, du retour à un nationalis­me exacerbé, pour que les procès reprennent. Malheureus­ement, c’est ce qui s’est passé.»

Après de longues années où l’article 301 semblait tombé en désuétude, il fait de nouveau parler de lui. Les procureurs l’invoquent à tout va, le ministre de la Justice réautorise son usage et les procès se multiplien­t. Pourtant, ce texte traîne derrière lui un lourd passif: les défenseurs des droits de l’homme l’appellent «l’article assassin».

«L’article 301 a tué Hrant Dink [un journalist­e arménien assassiné à Istanbul en 2007, quelques mois après une condamnati­on pour «insulte à la nation», ndlr]», accuse Garo Paylan. Ces trois dernières années, ce député a fait l’objet de six enquêtes sur la base de ce même article, notamment pour avoir parlé de «génocide arménien». «L’article 301 est une invitation aux crimes de haine, tout particuliè­rement contre les Kurdes et les Arméniens. C’est un article qui vous désigne comme «ennemi» des Turcs. C’est très lourd à porter.»

Plus de 6300 procès ouverts

Sezgin Tanrikulu, élu du principal parti d’opposition, le Parti républicai­n du peuple (CHP, social-démocrate), risque également plusieurs procès en cas de levée de son immunité. Son dernier «crime» en date: s’être opposé sur Twitter à l’offensive d’Ankara contre les forces kurdes en Syrie. «Le plus frappant, c’est que cette enquête contre moi a été annoncée par communiqué de presse, observe-t-il. C’est d’autant plus troublant qu’au même moment, environ un millier de personnes faisaient aussi l’objet d’une enquête pour des messages similaires sur les réseaux sociaux. C’est une façon de me désigner comme cible.»

Le gouverneme­nt turc ne fournit pas de chiffres précis sur l’usage de l’article 301. On sait néanmoins qu’en 2018 plus de 36600 enquêtes et plus de 6300 procès ont été ouverts sur la base de cet article et de l’article 299 du Code pénal, qui punit, lui, l’insulte au chef de l’Etat. Il y a quelques années, ces chiffres étaient proches de zéro.

«C’est non seulement un moyen de pression pour faire taire les voix dissidente­s, mais aussi une illustrati­on du climat politique des trois dernières années», avance Sezgin Tanrikulu. Après le coup d’Etat manqué de juillet 2016, Recep Tayyip Erdogan a scellé une alliance avec le Parti d’action nationalis­te (MHP). Sans lui, le président n’a pas de majorité absolue au parlement. «Le discours ultranatio­naliste, autoritair­e et discrimina­nt du MHP est devenu le discours du pouvoir», dénonce Sezgin Tanrikulu.

Et l’article 301 est redevenu ce qu’il était: un instrument privilégié pour imposer ce discours. «Au moment de la fondation de la République en 1923 et dans les décennies suivantes, les gouverneme­nts successifs ont tenté d’édicter une vision uniforme de la citoyennet­é, rappelle Garo Paylan. A son arrivée au pouvoir, Erdogan a apporté un certain apaisement sur ces questions. Le retour de l’article 301 illustre le retour en arrière que subit la Turquie.»

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(UMIT BEKTAS/REUTERS) Une manifestat­ion à Istanbul contre les violences faites aux femmes dispersée par la police, le 8 décembre 2019.

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