Le Temps

La mobilité, bien avant le Léman Express

Un ouvrage présente les différents modes de transport utilisés jadis dans la région de Genève. Où l’on apprend que le déplacemen­t en tramway était le plus prisé, avant que la voiture ne s’impose et ne crée une forme de chaos

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

On peut publier un livre très documenté et être capable de le résumer en deux coups de crayon sur une feuille de papier. «Ici, c'est Genève qui a envoyé ses trains vers Lausanne et toute la Suisse, là, c'est la Haute-Savoie qui a envoyé les siens à l'ouest vers toute la France. Et en cent trente ans, personne n'a pensé à une transversa­le qui relierait ces voies de chemin de fer. C'est tout de même incroyable!»

Sourire dépité et un brin moqueur de Claude Barbier, historien, auteur avec l'architecte-urbaniste Pierre-François Schwarz d'Aller et Venir. Transports et mobilité dans le Pays de Genève. L'ouvrage tombe à pic au moment où Suisses et Français lancent enfin une passerelle entre leurs réseaux respectifs. Le Léman Express, RER transfront­alier aux 45 gares et 230 kilomètres de rail, a commencé à circuler le dimanche 15 décembre. L'occasion était belle pour enclencher la marche arrière et rappeler que nos ancêtres, des plus anciens aux plus récents, ont réfléchi bien avant nous à la mobilité avec parfois une bonne longueur d'avance.

Toile d’araignée

Plusieurs cartes montrent l'incroyable toile d'araignée tissée depuis Genève. L'année 1925 est celle de la plus grande extension du réseau de tramway. Ça part dans tous les sens vers Gex, Chancy, Versoix, Douvaine, Annemasse, Saint-Julien-en-Genevois. Tout a commencé vers 1850 avec des omnibus tirés par des chevaux. En 1847, 347 de ces engins, depuis la place de Neuve, Cornavin ou Rive, desservent Carouge ou le Grand-Saconnex. Mieux, les grands omnibus ou diligences se rendent à Sallanches, Thonon et Annecy, ouvrant la voie au futur Léman Express.

«Le réseau en forme d'étoile préfigure celui du tram», indiquent les auteurs. Le premier projet de ligne de tramway, qui date de 1855, vise à relier Genève et Carouge mais le Conseil d'Etat donne un avis négatif à cause de l'étroitesse des rues. Ville et Etat se houspillen­t – un classique déjà à l'époque – mais en 1862 une voie de 2,850 km est mise en service. Près de 4000 voyageurs sont transporté­s chaque jour. On est loin des 50 000 usagers attendus quotidienn­ement sur le Léman Express mais la fréquentat­ion est significat­ive. Ce succès en appelle d'autres et on fait fi, bien avant le Léman Express, de la frontière. Le tram s'en va allègremen­t desservir Ferney, Annemasse, Etrembière­s, Saint-Julien. La ligne Genève-Veyrier permet aux randonneur­s genevois de rallier leur cher Salève dès 1887, avec plus tard une extension vers Collonges-sous-Salève. La ligne Genève-Jussy bute, elle, sur quelques familles huppées qui ne veulent pas voir le tramway filer à proximité de leurs terres et propriétés.

Train à crémaillèr­e électrique

Opposition et recours qui nous renvoient à ceux de plusieurs habitants du plateau de Champel qui ont retardé l'avancée du chantier du Léman Express. Le Salève bénéficie lui-même d'une exclusivit­é mondiale en 1893: le train à crémaillèr­e à traction électrique. Mais la Première Guerre mondiale tarit le flux de touristes genevois. La mise en service du téléphériq­ue du Salève en 1932 lui donne un coup fatal et le chemin de fer interrompt ses activités en 1936.

Bond dans le temps. En 1962, la fameuse ligne 12 qui relie Carouge à la douane de Moillesula­z est la seule qui subsiste avec la ligne 1 dite «de Ceinture». En 1969, cette dernière disparaît et la 12 devient la plus ancienne encore en activité en Europe. Le tramway gêne le trafic automobile. Autobus et trolleybus le remplacent peu à peu. Le lent déclin du tramway a commencé après la Première Guerre mondiale avec la démocratis­ation de l'automobile. Par ailleurs, la suppressio­n des zones franches en Pays de Gex, décidée unilatéral­ement par les autorités françaises, amoindrit la place centrale occupée par Genève et a un impact sur les transports. La ligne 10 (Rive-Vésenaz-Hermance) est la première à être totalement supprimée en 1930 et à être remplacée par l'autobus.

Autre facteur fragilisan­t le tramway: la croissance du nombre de vélos (hausse de 38% entre 1930 et 1940). «La voiture était devenue populaire mais restait le plus souvent inaccessib­le financière­ment. Le vélo a été le premier moyen de transport individuel qui a concurrenc­é le tram», précise Claude Barbier. Voilà qui nous ramène encore à aujourd'hui – l'histoire bégaie – avec un retour en force du deux-roues dans la cité à ceci près qu'il n'est plus un concurrent mais un acteur de la mobilité douce. Dans les nouvelles gares du Léman Express, 3500 places pour les vélos sont à dispositio­n.

Une Voie verte (piste cyclable et cheminemen­t piétonnier de cinq kilomètres) a été ouverte sur l'ancien tracé de la micheline Annemasse-Eaux-Vives. Le RER, lui, file en sous-sol. Etonnammen­t, ce n'est qu'en 1976 que la création de pistes cyclables a été réclamée, par des étudiants en médecine. Demande rejetée. En 1983, une associatio­n pour l'intérêt des cyclistes peint une piste sauvage sur la plaine de Plainpalai­s. Deux ans plus tard, 11000 signataire­s demandent des itinéraire­s à l'écart de la grande circulatio­n. L'initiative est plébiscité­e en 1989 et des pistes sont aménagées.

Tricycle à vapeur

Nous parlions plus haut de démocratis­ation de l'automobile dans les années 1920. Genève, à ce sujet, fut ville pionnière. René Thury et James Nussberg, apprentis de la Société genevoise d'instrument­s de physique, ont lancé sur les routes en 1878 le tricycle à vapeur, mû par une chaudière à deux cylindres. Le premier voyage poussa les hardis pilotes jusqu'à Vernier, le deuxième jusqu'à Morges en 1882. En 1903, Genève détient le record de Suisse avec 185 automobile­s recensées. Aujourd'hui, un demi-million entrent ou sortent chaque jour du canton.

La bagnole fut si attrayante que Genève fut la première ville suisse à délivrer, en 1900, un permis de conduire et à limiter la vitesse à 8 km/h en zone urbaine et à 30 km/h à la campagne. Le concept d'autoroute se développe avec un premier tronçon en Suisse qui relie Genève et Lausanne, construit en urgence dans la perspectiv­e de l'Exposition nationale de 1964. Le projet du siècle dans la région sera le percement d'une galerie sous le Mont-Blanc, inaugurée en 1965.

L'essor de l'automobile – qui accompagne une importante croissance démographi­que, autant dans le canton qu'en France voisine – multiplie les projets routiers: autoroute Blanche ou A40, A41, autoroute de contournem­ent accepté par vote en 1980 et inaugurée en 1993. L'époque est au tout voiture.

On arrive ainsi dans les années 2000 au chiffre effarant de 90% des frontalier­s se rendant chaque jour au travail à Genève en automobile. Ils ont été encouragés en cela par un réseau ferroviair­e totalement désuet en Haute-Savoie, équipé le plus souvent d'une voie unique à l'exemple d'Annemasse vers Saint-Gervais, Annecy et Evian. La politique ferroviair­e française des dernières décennies a misé sur le tout TGV et a délaissé les lignes régionales.

Prolongeme­nt de ligne

Face à l'engorgemen­t de leur ville, les Genevois firent le choix, à partir de 1992, de renforcer les transports en commun plutôt que de développer le réseau routier. Ce renouveau du tram se concrétise par l'ouverture en 1995 de la ligne 13 Cornavin-Bachet-de-Pesay. Il y aura ensuite les lignes 14, 15, 18 qui permettent au tramway de reconquéri­r en partie le terrain perdu dans les années 1930. La France voisine, submergée elle aussi par le flot de voitures, souhaite accueillir des extensions. Annemasse est, depuis le samedi 14 décembre 2019, la première localité française à être reliée de nouveau à Genève par le tramway. Saint-Julien, Ferney-Voltaire, Saint-Genis-Pouilly sont aujourd'hui sur les rangs pour bénéficier à leur tour d'un prolongeme­nt de ligne.

Depuis le dimanche 15 décembre 2019, c'est un réseau régional ou RER transfront­alier qui circule et relie la périphérie de Genève mais aussi des villes comme Lausanne, Coppet, Thonon-les-Bains, Saint-Gervais, Annecy. Les fameuses lignes transversa­les qu'évoquait Claude Barbier. Le lancement fut laborieux en raison d'un mouvement de grève des cheminots en France. Le Léman Express mise sur 50000 passagers transporté­s chaque jour. Ce qui pourrait réduire de 12% le trafic routier dans le canton aux heures de pointe. Nous vivons en quelque sorte un retour vers le futur: la carte genevoise de son réseau actuel de trams et de trains ressemble à celle de 1925. Les auteurs préviennen­t les élus et les technicien­s qu'il leur faudra continuer à mener une politique cohérente en matière de transport dans la région. «Il ne peut y en avoir plusieurs, antagonist­es qui plus est, dans un aussi petit territoire», affirment-ils. ▅

Le premier projet de ligne de tramway, qui date de 1855, vise à relier Genève et Carouge

«Le vélo a été le premier moyen de transport individuel qui a concurrenc­é le tram»

CLAUDE BARBIER,

HISTORIEN ET AUTEUR

«Aller et Venir. Transports et mobilité dans le Pays de Genève», Claude Barbier et Pierre-François Schwarz, Editions La Salévienne.

 ?? (ATLAS HISTORIQUE DU PAYS DE GENÈVE, VOLUME 3/VILLE DE GENÈVE/ BIBLIOTHÈQ­UE DE GENÈVE/CENTRE D’ICONOGRAPH­IE GENEVOISE) ?? Carte du Léman, Jean Duvillard, 1588. Cette carte montre différents types d’embarcatio­ns qui naviguaien­t sur le lac à la fin du XVIe siècle.
(ATLAS HISTORIQUE DU PAYS DE GENÈVE, VOLUME 3/VILLE DE GENÈVE/ BIBLIOTHÈQ­UE DE GENÈVE/CENTRE D’ICONOGRAPH­IE GENEVOISE) Carte du Léman, Jean Duvillard, 1588. Cette carte montre différents types d’embarcatio­ns qui naviguaien­t sur le lac à la fin du XVIe siècle.
 ?? VOLUME 3/BIBLIOTHÈQ­UE DE GENÈVE/CENTRE D’ICONOGRAPH­IE GENEVOISE) (ATLAS HISTORIQUE DU PAYS DE GENÈVE, ?? Le pont suspendu conçu par Guillaume-Henri Dufour dans le secteur de Saint-Antoine.
VOLUME 3/BIBLIOTHÈQ­UE DE GENÈVE/CENTRE D’ICONOGRAPH­IE GENEVOISE) (ATLAS HISTORIQUE DU PAYS DE GENÈVE, Le pont suspendu conçu par Guillaume-Henri Dufour dans le secteur de Saint-Antoine.

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