«L’investisseur doit être moins cupide»
Roland Decorvet, directeur de Philafrica Foods, dénonce le fait que les pays africains consacrent 70 milliards de dollars par année pour importer des vivres alors que 70% des terres arables non cultivées dans le monde se trouvent en Afrique
A Centurion, petite ville près de Pretoria, Philafrica Foods est une entreprise agroalimentaire exemplaire en pleine croissance. Elle produit des aliments en Afrique pour les Africains. Son directeur, le Suisse Roland Decorvet, après avoir travaillé pendant vingt-trois ans chez Nestlé jusqu’à devenir le patron de Nestlé China, et fait un passage chez Mercy Ships, des navires-hôpitaux, lance un plaidoyer pour un capitalisme social. Il appelle à aider non par simple charité, mais par l’investissement, la formation et le respect.
Quels sont les faits les plus saillants que vous avez observés en 2019? Cette année a été symptomatique de quelque chose qui bouillonne dans la société depuis une quinzaine d’années. C’est une interpellation des dirigeants politiques et économiques pour bâtir une société plus responsable. En 2019, le niveau d’attente est monté d’un cran. Ce qui était auparavant un voeu ou un fantasme de gauchistes est réclamé aujourd’hui comme une norme, une obligation. En France, les manifestations des «gilets jaunes» ont tourné autour de cette exigence. Mais, parallèlement, un autre phénomène est devenu plus visible: la montée des extrêmes domine l’agenda. L’appel au «dégagisme» est aussi devenu plus audible là où les gouvernements ont perdu leur autorité.
Les questions éthiques, sociales et environnementales ont certes gagné en reconnaissance, mais sont-elles compatibles avec la croissance? Je dis d’emblée que ceux qui défendent la théorie de la décroissance ont une connaissance crasse de l’économie. Toute personne qui dépense plus que son budget sait qu’il y a un problème. Toujours dans ce registre, il faut rétablir la vérité sur l’économie de marché, qui équilibre l’offre et la demande et réglemente les échanges. La révolte vient du fait que le capitalisme a été dévoyé par la spéculation. Elle est très visible dans l’agroalimentaire, qui est mon domaine d’activité depuis de longues années. Pour ma part, je préconise un capitalisme social et responsable. Je dis à mes actionnaires qu’un retour sur investissement est une exigence, mais que ce retour doit être plus patient et moins cupide.
On a besoin de gagner de l’argent, mais quelle est la limite? Doit-on forcément avoir un retour de 25%? Un taux de 10% n’est-il pas suffisant? La main invisible fonctionne, mais avec des gens responsables.
Cette prise de conscience est-elle désormais acquise? Notre société commerciale n’est pas encore entrée dans une phase de maturité par rapport à un capitalisme responsable. Elle traverse tout de même une période d’hyperactivité où de nouvelles tendances ou idées qui n’avaient pas voix au chapitre l’ont à présent. Cela dit, soyons attentifs à la vague «responsabilité sociale de l’entreprise» qui déferle. En grande partie, elle n’est que le résultat de la pression de la rue et pas encore un mode opératoire durable. On peut aussi être cynique et dire que c’est bienvenu. La vision, c’est très bien. Mais le plus important est qu’on aille dans la bonne direction.
Mais est-il possible de conserver notre capacité de discernement entre cynisme et sincérité? La question se pose, en effet. D’autant plus qu’il y a une crise de confiance. Les millennials plus particulièrement ne font pas confiance aux autorités. L’Etat, l’Eglise, les médias traversent une crise d’identité. En ce qui concerne les grandes entreprises, leur priorité est d’augmenter leurs parts de marché. Tout cela contredit les aspirations des jeunes. Cela dit, il faut aussi reconnaître que de nombreuses entreprises font du bon travail. Mon ancien employeur, Nestlé, a donné par exemple un grand essor à la production agricole au Pakistan ou en Chine lorsque j’y étais responsable.
Revenons un peu à votre propre carrière. Pourquoi avez-vous quitté Nestlé? Votre démission d’une grande multinationale a beaucoup surpris. Vingt-trois ans dans la même société, c’est beaucoup. Mais il y avait aussi d’autres raisons. J’ai eu une envie et un besoin de voir l’impact de mon travail de façon plus concrète. J’avais aussi envie de retourner en Afrique. J’ai moi-même grandi au Congo, où mon père était missionnaire. Avec mon épouse, qui est Malgache, nous avons décidé de quitter le monde des affaires et de changer totalement de vie.
Vous avez donc troqué un palais à Pékin contre un 50 mètres carrés à bord d’un bateau-hôpital… En avril 2014, après Pékin, nous nous sommes installés dans le bateau-hôpital de Mercy Ships qui était amarré au large de PointeNoire, au Congo. J’ai pris la direction de cet hôpital flottant, avec ses cinq salles d’opération ultramodernes et un équipage de 440 membres de 45 nationalités. Mercy Ships est une organisation non gouvernementale fondée à Lausanne, financée par des fonds privés et dont le but est d’apporter des soins gratuits en Afrique et à Madagascar.
Que retenez-vous de cette période? En Chine, j’étais à la tête d’une entreprise dont le chiffre d’affaires était de 8 milliards de francs et qui comptait 30 000 employés que je pouvais motiver avec des salaires, des promotions ou avec des menaces s’ils ne faisaient pas leur boulot. Le bateau-hôpital avait des fonds limités et ses 440 membres d’équipage étaient des volontaires qui ne s’engagent en moyenne que pour trois mois. Donc les motiver par des bonus, plans de carrière ou menaces n’était certainement pas la bonne solution. Et par-dessus tout, pendant cette période, l’Afrique faisait face à l’épidémie d’Ebola. La solution était la communication et la motivation… qualités de plus en plus importantes dans le monde d’aujourd’hui. Pour ma famille et moi-même, Mercy Ships a été une expérience incroyable qui marquera notre vie pour toujours.
Vous êtes revenu aux affaires par la suite… Le sort du continent africain me tient à coeur. Tout a commencé par une analyse dans le domaine que je connais le mieux, c’est-à-dire l’agriculture et l’agroalimentaire. C’est aussi le domaine où le continent détient un avantage par rapport au reste du monde: 70% des terres arables non cultivées dans le monde se trouvent en Afrique. Et, paradoxalement, les pays africains consacrent 70 milliards de dollars par année pour importer des vivres. C’est aberrant. D’autant plus que, contrairement à la Suisse où la terre n’est cultivable que six mois par année, beaucoup de terres africaines peuvent donner deux ou trois récoltes par année. C’est un mythe de dire qu’il n’y a pas d’eau et que le désert avance en Afrique. C’est certainement vrai au Sahel, mais le reste du continent a le potentiel pour développer une agriculture riche et diversifiée. Par-dessus tout, le continent doit relever le défi de nourrir un milliard de bouches.
Mais il y a aussi de vrais problèmes, n’est-ce pas? L’industrie de la transformation fait gravement défaut. Pour cela, il faut des routes, des usines et de l’expertise pour convertir les matières premières en produits de consommation. L’Afrique, qui est encore à l’économie du troc, a besoin de cette industrialisation. Les Etats-Unis, l’Europe et la Chine se sont développés en se dotant d’infrastructures.
Peut-on dire que vos activités actuelles au sein de Philafrica Foods, basée en Afrique du Sud, répondent à ce déficit d’industrialisation dans le continent? Effectivement, l’entreprise, qui compte 20 usines dans trois pays et bientôt dans quatre autres, et 3700 collaborateurs, produit des matières premières qu’elle transforme sur place en produits finis en Afrique pour le marché africain et éventuellement pour l’exportation. Un de nos produits phares est le manioc, dont la culture est la plus répandue dans le continent, mais qui n’est pas industrialisé. Nous disposons même d’usines mobiles qui vont dans les champs et transforment la racine en farine. Ce projet représente le gagne-pain de 8000 à 10 000 petits paysans par unité. Une partie de la farine de manioc est exportée en Europe car elle est sans gluten.
D’accord, mais il y a aussi des crises qui freinent l’Afrique, notamment politiques… Il n’y a pas une seule Afrique. Au total, 54 pays font le continent; l’Union européenne en compte 28. Celle-ci est née de deux grandes guerres et de millions de morts. Quant à l’Afrique, elle a plus d’histoires positives que négatives, mais malheureusement on parle davantage de ce qui pose problème. Je vous rappelle qu’en 2019, le président soudanais El-Béchir a été renversé; au Zimbabwe, Mugabe a été chassé du pouvoir. Des élections ont eu lieu en Angola et au Nigeria. Bref, le nombre de vieux dictateurs qui sont remplacés sans bain de sang augmente. A mon avis, les Africains ont atteint plus de maturité en soixante ans d’indépendance que les Européens en trois cents ans entre la fin de la colonisation romaine et le début du Moyen Age…
Si vous permettez, quelle est la place de la foi dans votre vie? Ma femme et moi-même, nous sommes des enfants de pasteur. La foi est très importante dans ma vie privée. Elle nous enseigne l’attitude à avoir par rapport à la société et aux personnes autour de nous. Nous avons appris à faire les choses avec respect. Je ne suis pas dans les affaires que pour faire des affaires. Aujourd’hui, je suis actif dans l’agriculture en Afrique et mes objectifs sont clairs. Je crois profondément que c’est mon destin de faire ce que je fais et je peux dire que j’ai travaillé, ai été bien rémunéré, et surtout bien formé pendant vingttrois ans chez Nestlé, pour faire ce que je fais aujourd’hui. La vision de Philafrica est de «transformer des millions de vies africaines à travers la transformation de matières premières agricoles indigènes en produits consommables».
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«On a besoin de gagner de l’argent, mais quelle est la limite? Doit-on forcément avoir un retour de 25%?»