«Le système ne tourne pas rond. Il faut être aveugle pour ne pas le voir»
Pour le vice-président du groupe Roche, André Hoffmann, «les capitaines d’industrie ne peuvent plus continuer comme avant». L’énergie entrepreneuriale, dit-il encore, doit désormais être utilisée pour le bien de la planète: «Un nouveau cycle d’investissements s’ouvre.»
ANDRÉ HOFFMANN Il plaide avec passion pour une réforme urgente du système capitaliste. Vice-président du groupe Roche, porte-parole de la famille Hoffmann-Oeri, philanthrope éclairé, il défend le rôle essentiel de l’entreprise familiale dans la transition écologique. Il participera au World Economic Forum de Davos
On tente le parallèle entre les Hoffmann-Oeri et la dynastie florentine des Médicis: avec la tour Roche construite par les architectes Herzog & de Meuron et qui s’élève à plus de 178 mètres au-dessus du Rhin, cette grande famille marque son attachement à Bâle et son importance pour cette ville depuis cinq générations.
Avec l’ouvrage construit par Frank Gehry et sa fondation LUMA, Maja Hoffmann transforme Arles et contribue à en faire un haut lieu de culture en Europe. Le dernier Prix Nobel de littérature attribué à l’auteure polonaise Olga Tokarczuk récompense le travail de sa soeur Vera Michalski, fondatrice des Editions Noir sur Blanc, à Lausanne, qui a aussi construit une spectaculaire résidence pour écrivains, la Maison de l’Ecriture, à Montricher, au pied du Jura vaudois. Et c’est sans compter tous les autres engagements philanthropiques et de mécénat de la famille Hoffmann-Oeri depuis un siècle.
«Nous, les Médicis helvétiques… Vous plaisantez. Il faut rester humble. Nous avons eu la chance d’être au bon endroit au bon moment. Nous essayons simplement de faire au mieux ce que nous croyons devoir faire.» Vice-président du conseil d’administration de Roche et porte-parole de la famille, André Hoffmann semble trouver la comparaison déplacée. En revanche, comme actionnaire majoritaire de l’entreprise qui trône, en alternance avec Nestlé, au sommet de la bourse suisse, il compte bien jouer un rôle crucial dans la transition vers une économie plus humaine et durable. C’est ce qu’il nous explique dans son bureau installé dans une vieille demeure, au bord des quais, à Morges.
Vous êtes le vice-président de l’un des fleurons de l’industrie suisse. Vous tenez dans le même temps un discours radical sur les nécessaires réformes de notre système capitaliste. Quelles sont les réactions dans les hautes sphères de l’économie? Pendant longtemps, j’ai passé pour l’activiste de service. Peut-être parce que mes prises de position se concentraient sur des causes spécifiques, notamment au sein du WWF, dont j’ai été le vice-président pendant dix ans: la disparition des espèces, le recul de la biodiversité… Jusqu’à récemment, beaucoup des dirigeants des grandes entreprises ne comprenaient pas à quel point la protection de la nature fait aussi partie de leur périmètre de responsabilités.
Est-ce en train de changer? Aujourd’hui, rares sont les capitaines d’industrie qui croient pouvoir continuer comme avant. C’est même une espèce en voie de disparition, si je puis dire. Les impacts environnementaux, mais aussi sociaux et économiques, sont devenus évidents. Le système actuel ne tourne pas rond. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir.
Vous avez été longtemps discret. Vous intervenez désormais plus volontiers dans les médias. Pourquoi? Pour relever les défis liés à la transition écologique, j’ai pris conscience au cours des années qu’il fallait adopter une approche systémique et qui dépasse une perspective ancrée exclusivement dans les sciences naturelles. Comme membre actif de plusieurs ONG, mais aussi comme représentant du principal actionnaire d’une grande entreprise suisse, j’ai une position qui me distingue d’autres intervenants dans le débat.
C’est un euphémisme… Ma conviction, c’est que les entreprises ne doivent plus être gérées selon le seul intérêt des actionnaires, mais selon ceux de toutes les parties prenantes de la société. Il est vrai que, dans ma bouche, ce discours prend une couleur particulière.
Que dites-vous de l’échec de la COP25? Le résultat est décevant. Mais les diplomates ont pour vocation de défendre les intérêts particuliers de leur pays. La clé, selon moi, c’est l’esprit d’entreprise. Voyez, je reste un capitaliste pure souche! Cette énergie entrepreneuriale qui nous a menés là où nous sommes, nous devons désormais l’utiliser pour le bien de la planète. Un nouveau cycle d’investissements s’ouvre. Les gagnants sont ceux qui vont embrasser ces nouvelles opportunités. Et non ceux qui s’accrochent à l’acquis.
La nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, propose un Pacte écologique. Vous y croyez? J’ai eu l’occasion de la côtoyer au World Economic Forum (WEF). C’est une femme qui se distingue, justement, par sa détermination et son esprit d’entreprise. Son projet de mener la plus grande économie de la planète dans la direction de la durabilité m’enchante. D’ailleurs, la Grande-Bretagne n’est pas en reste. Lisez le manifeste du Parti conservateur. Vous serez surpris. C’est comme s’il y avait entre l’Union et les Anglais une compétition en matière de durabilité. En tout cas, le Vieux-Continent devance le Nouveau-Monde dans ce domaine.
Vous avez rejoint le conseil du WEF il y a deux ans. Pourquoi? Comme d’autres, j’ai ressenti que l’agenda de la révolution industrielle 4.0 mis sur la table par le WEF évitait un peu le sujet de l’environnement. Enfin, quand je parle de l’environnement, c’est réducteur… Le développement trop rapide de l’économie n’engendre pas seulement des coûts exorbitants pour la planète, il a endommagé le tissu social, il accroît les inégalités. Et les nouvelles technologies pourraient encore les faire augmenter si on ne les pilote pas.
Les points forts du prochain sommet de Davos? Pour la première fois, le mot «durabilité» se trouve dans le titre de la réunion. Ce qui colle d’ailleurs parfaitement avec la philosophie du WEF depuis son origine. Klaus Schwab nous parle depuis les années 1970 d’une économie des parties prenantes. Ce qu’on appelle la stakeholder theory s’oppose à celle de Milton Friedman, qui postule la maximisation du profit comme objectif ultime de l’entreprise. C’est absurde, car inefficace. Un modèle d’affaires cohérent et responsable devrait s’attacher à créer de la valeur en minimisant les dommages collatéraux (ou externalités) plutôt que de laisser à la collectivité la tâche d’y remédier.
Quel est votre regard sur l’action des jeunes pour le climat? Je comprends l’anxiété de la jeune génération.
Mais je suis contre la démonisation de l’entreprise. Il ne suffit pas de dire non. A ce stade, l’entreprise fait plus partie de la solution que du problème. Et pour changer la donne, l’entreprise doit être profitable. Une entreprise qui perd de l’argent, c’est mauvais pour tout le monde. Y compris pour le climat.
Cette vague verte va-t-elle de pair avec un risque de dérive dictatoriale?
Avec les réseaux sociaux, il devient difficile d’imposer des solutions de manière autoritaire. Même la Chine a de la peine à contrôler Hongkong. On parle beaucoup des effets négatifs de ces nouveaux moyens de communication. Selon moi, ils peuvent aussi contribuer à une meilleure qualité de l’information et à une plus grande transparence. Pour réussir la transition, il faudra de toute façon composer avec les aspirations de la population. L’émergence d’une dictature verte me semble peu vraisemblable.
Vous avez fondé le Hoffmann Global Institute for Business and Society à l’Insead, près de Paris. Avec quel
objectif? Pour opérer les réformes nécessaires, nous avons besoin d’un nouveau leadership et donc de personnes à même de mener cette évolution. Les business
schools actuelles restent pour la plupart sous l’influence de Friedmann et de sa doxa de la maximisation des profits à court terme. D’ailleurs, les classements des écoles reposent encore et toujours sur le niveau des salaires obtenus à la sortie. C’est un signe qui ne trompe pas.
Pourquoi ne pas avoir collaboré avec
l’IMD à Lausanne? A l’époque, j’avais parlé à sa direction. Mais je me sens plus proche des principes de l’Insead, où j’ai fait ma formation.
Roche est à la pointe en matière de durabilité. Contrairement à d’autres sociétés suisses, vous n’avez pourtant pas fait les démarches pour obtenir le label B Corp, le nec plus ultra en la
matière. Pourquoi? La banque genevoise Lombard Odier a fait le pas. Bravo! A titre personnel, je suis très proche des trois créateurs du label B Corp. Mais vu la taille de Roche et la complexité de nos processus industriels, je ne suis pas certain que nous soyons mûrs. Cette question va toutefois continuer de nous préoccuper.
Et l’initiative pour des multinationales responsables? Je suis à 100% d’accord avec les principes qui la sous-tendent. En revanche, je dis non quand des politiciens prétendent vouloir nous dicter notre comportement. Nous faisons du bon travail dans les pays en voie de développement, nous allons souvent au-delà des réglementations en vigueur. Pour moi, les initiants prennent le problème par le mauvais bout de la lorgnette.
Votre position face à la hausse des coûts de la santé et aux risques d’un
système à plusieurs vitesses? Les entreprises pharmaceutiques ont une part évidente de responsabilité. Et il est dans l’intérêt de tous de trouver le bon modèle de financement pour notre système de santé. Si on vise la durabilité, les coûts doivent cesser d’augmenter.
Avec les prix des nouveaux médicaments anticancéreux qui se chiffrent parfois en centaines de milliers de francs, on ne s’achemine a priori pas vers une meilleure maîtrise des coûts…
Les nouvelles technologies nous permettent de développer des solutions thérapeutiques inédites qui ne cadrent pas forcément avec le système de santé actuel, c’est vrai. Que faire? Il faut tendre vers un système dans lequel les prix des médicaments seront fixés en fonction de leur efficacité et pas seulement de leurs coûts (et du travail de recherche qui s’y rattache). Pour les pharmas, c’est une manière de contribuer à une gestion plus économique et plus performante du système. Même si les médicaments représentent aujourd’hui moins de 15% des coûts de la santé.
Et la place du patient? Il doit être au centre. Dans ce sens, les nouvelles technologies sont très prometteuses. Elles permettent d’être plus
proche du patient grâce à une bonne utilisation de ses données personnelles. Ce qu’on appelle la santé personnalisée est du reste un cheval sur lequel nous misons depuis longtemps.
Vous vous trouvez sur ce terrain face à Google, Amazon, Apple ou encore
Microsoft (GAFAM)… Nous avons développé notre pôle informatique. Nous recrutons des data
scientists. Nous avons aussi racheté deux entreprises américaines à la pointe dans ce domaine. Notre responsabilité, c’est d’abord d’innover. Sans quoi nous ne résoudrons pas les problèmes de santé. Mais pour innover, il faut impérativement rester profitable, je le répète.
Pharmas contre GAFAM, y a-t-il un risque que vous vous fassiez dépasser? Pour que les GAFAM deviennent des acteurs importants de la santé, il faut qu’ils acquièrent les compétences nécessaires dans les sciences de la vie et en médecine. Ils ont essayé. Ce n’est pas facile. Nous nous devons de cultiver un zeste de paranoïa pour rester éveillés. Tout peut toujours arriver. Mais pour l’heure, nous avons une bonne longueur d’avance.
L’industrie pharmaceutique est essentielle à la solidité de l’économie suisse. A tel point qu’on pourrait parler de risque systémique si les affaires tournaient mal, un peu comme le secteur bancaire autrefois… Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. A vrai dire, je suis confiant dans notre capacité d’innovation en tant qu’entreprise mais aussi comme pays. Nous avons des universités extraordinaires, un système financier qui fonctionne, d’excellentes infrastructures… Pour des entreprises comme Roche ou Novartis, ce n’est pas une mauvaise solution que de rester basées à Bâle. Nous pourrions déplacer l’entier de nos activités aux Etats-Unis pour être plus proches de ce marché. Mais nous n’y retrouverions pas cette culture du travail bien fait et du long terme si importante pour nous.
A la table familiale, avec vos deux soeurs, de quoi parlez-vous? De Roche ou de vos projets philanthropiques respectifs? Pendant des années, on me disait: «Toi, tu t’occupes de l’entreprise. Nous, nous nous chargeons de la philanthropie.» Cette distinction n’est plus possible. Lorsque ma soeur Maja, au travers de la Fondation LUMA, contribue à définir ce qu’est la pensée artistique de l’avenir, c’est en ligne avec ce que nous faisons chez Roche. Lorsque Vera défend des écrivains comme Olga Tokarczuk, auteure d’un thriller écologique et qui vient de décrocher le Prix Nobel de littérature, il y a convergence. La dignité humaine, les droits de l’homme, l’impact sur l’environnement, la possibilité de toujours créer de la richesse mais de mieux la distribuer… Ces thèmes sont universels et touchent aussi bien les arts, les sciences que l’économie.
Le magazine «Bilan» a publié récemment le classement des 300 plus riches de Suisse. La fortune de la famille Hoffmann-Oeri s’élève en 2019 à quelque 27 ou 28 milliards de francs, en augmentation de 2 milliards par rapport à l’année précédente. Des chiffres qui dépassent l’entendement… Je suis bien d’accord. Pour moi, cette fortune va de pair avec des responsabilités vis-à-vis de nos 94 000 collaborateurs comme de tous les stakeholders de l’entreprise. Cet argent ne sert pas à jouer au casino, c’est un outil de travail. Au final, ce qui est bon pour l’entreprise est bon pour la famille. Et pas l’inverse. Voilà ce que nous essayons d’inculquer aux représentants de la cinquième génération. De manière générale, je suis convaincu que le modèle de l’entreprise familiale a un rôle essentiel à jouer face au défi climatique et lorsqu’on vise la durabilité.
A condition que les représentants de
la famille soient éclairés… Pas seulement éclairés, mais surtout responsables. Il faut rester réaliste. Personne n’a la science infuse. Mais si le bien de l’entreprise l’exige, il faut être capable de raisonner à long terme. Quitte à accepter une baisse temporaire de profitabilité.
Votre neveu Jörg Duschmalé, 34 ans, qui représente l’autre branche de la famille, va bientôt vous rejoindre au conseil d’administration de Roche.
Partage-t-il vos valeurs? Bien sûr. Il est essentiel de bien se connaître et de se comprendre. Voilà pourquoi les membres de la quatrième et de la cinquième génération se rencontrent régulièrement.
Vous êtes le porte-parole actuel de la famille. Paul Sacher, le deuxième mari de votre grand-mère, est resté au conseil d’administration de Roche jusqu’à ses 90 ans. Allez-vous faire
pareil? Pour la relève, nous ne cherchons pas celle ou celui qui comprendrait la biologie moléculaire ou la science des données dans leurs moindres détails. Un solide bon sens, le partage des valeurs de notre famille et une vision à long terme, voilà ce qui est déterminant. J’ai une fille et deux fils, trois nièces, un neveu. Ma succession sera le fruit d’un choix collectif et consensuel. Un processus qui peut prendre du temps.
Votre but, dites-vous, n’est pas de faire
de l’argent pour faire de l’argent… … mais d’avoir les moyens financiers pour continuer à innover et à servir ainsi les intérêts de la société dans son ensemble. On peut y voir une forme de contradiction. Nous sommes arrivés là où sommes grâce à la maximisation du profit pendant des décennies. J’essaie maintenant de corriger le tir. Mais pour changer le système, nous avons aussi besoin de transparence. Dans le passé, la règle, selon la bonne tradition bâloise, c’était: «On le fait, mais on n’en parle pas.» Cette culture de la discrétion n’est plus de mise aujourd’hui.
«Nous sommes arrivés là où sommes grâce à la maximisation du profit pendant des décennies. J’essaie maintenant de corriger le tir»