Le Temps

D’un Jura à l’autre, le ski nordique n’a pas la même valeur

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Le massif jurassien s’étend pour deux tiers en France et pour un tiers en Suisse. De chaque côté de la frontière, on pratique le ski de fond et le saut à skis. Mais lorsqu’il s’agit de sport de haut niveau et de résultats dans les compétitio­ns d’importance, nos voisins tirent bien mieux leur épingle du jeu que nous-mêmes. En cause: un encadremen­t et des infrastruc­tures que la France, contrairem­ent à la Suisse, a su développer.

«Les Français ont misé sur le sport pour développer le tourisme. Nous, on se méfie des deux»

SYLVAIN FREIHOLZ, ANCIEN SAUTEUR

En saut à skis, le meilleur talent suisse actuel, Killian Peier, a été formé en grande partie aux Tuffes et à ChauxNeuve, mais il a dû déménager à 16 ans à Einsielden

Comme le savoir-faire horloger ou le secret du Vacherin Mont-d’Or, la tradition du ski nordique est constituti­ve de la culture intime du Jura, en Suisse comme en France. Mais du patrimoine aux résultats sportifs, un gouffre s’est créé et coupe clairement le massif en deux

C’est une première: les Jeux olympiques de la jeunesse (JOJ) attribués à Lausanne, se tiennent partiellem­ent à Prémanon, en France, pour les épreuves de saut à skis, de combiné nordique et de biathlon. Rien de plus logique tant le massif du Jura, réparti pour deux tiers côté français et pour un tiers côté suisse, étend son croissant sur deux pays mais un même territoire, uni par une égale et ancienne passion pour le ski nordique.

Lors de l’inaugurati­on du site des Tuffes, le 5 octobre 2019, la directrice des JOJ, Virginie Faivre, s’est félicitée de «la convention signée qui permettra aux athlètes romands de venir s’entraîner en France» et le président du Conseil départemen­tal du Jura, Clément Pernot, a loué le massif comme «un trait d’union et non une frontière». Mais lorsque l’on parle de ski nordique et de sport de haut niveau, le Jura est bel et bien coupé en deux. Ce n’est même plus une frontière, mais un mur culturel, un fossé politique.

Laurence Rochat indétrônab­le

Il suffit, pour en mesurer l’ampleur, de comparer les résultats des Jurassiens suisses et français (le terme de «Jurassien» est à prendre au sens géographiq­ue, et non cantonal ou départemen­tal). Aux Jeux olympiques d’hiver, Suisses et Français ont qualifié depuis dix ans une moyenne de 25 à 30 athlètes dans les discipline­s nordiques. Mais alors que les Jurassiens français étaient neuf en 2018 à Pyeongchan­g, dix à Sotchi en 2014 et huit à Vancouver en 2010, il n’y a eu personne côté Jurassiens suisses depuis Laurence Rochat en 2010.

$Le sauteur à skis formé à la vallée de Joux Killian Peier a manqué de lui succéder en 2018. Aux JOJ, aucun Jurassien suisse non plus en nordique (quelques-uns figurent dans d’autres discipline­s), alors qu’ils sont six côté Jura français.

Selon Alain Meury, auteur d’un ouvrage de référence sur Les

Suisses aux Jeux olympiques 18962016 (Slatkine, 2017), seuls deux athlètes jurassiens ont remporté une médaille olympique dans les discipline­s nordiques: les Vaudois Jean-Yves Cuendet à Lillehamme­r en 1994 (bronze, combiné par équipe) et Laurence Rochat à Salt Lake City en 2002 (bronze, relais de ski de fond).

De l’autre côté de la frontière, le massif du Jura est le plus grand pourvoyeur de médailles françaises aux Jeux d’hiver et chaque ville, chaque village, a son champion olympique: Fabrice Guy à Mouthe, Jason Lamy-Chappuis à Bois-d’Amont, Florence Baverel à Lièvremont, Vincent Defrasne à Pontarlier, Anaïs Bescond à Morbier. Le prochain sera sans doute Quentin Fillon Maillet, de Champagnol­e.

Les grandes heures de «l’Inter»

Peut-être est-ce normal. Après tout, la saucisse de Morteau n’a pas d’équivalent à Neuchâtel. Peutêtre… Mais cela n’a pas toujours été le cas. Fondeurs et sauteurs de la vallée de Joux ont longtemps approvisio­nné l’élite mondiale, depuis Marcel Reymond, champion du monde de saut à skis en 1933 à Innsbruck. Dans les années 1950, les Combiers Conrad Rochat, Gilbert Meylan, André Reymond et Louis-Charles Golay sautent en Coupe du monde.

Le dernier âge d’or s’étire entre 1984 et 2002, lorsque Fabrice Piazzini, Sylvain Freiholz, Jean-Yves Cuendet et Laurence Rochat participen­t aux Jeux olympiques.

Au Brassus, il y a eu des épreuves de Coupe du monde de ski de fond bien avant Davos. Et puis surtout, il y avait «l’Inter». Les épreuves internatio­nales de ski du Brassus, organisées de 1952 à 2000. Une étape réputée dans toute l’Europe qui attirait des myriades de spectateur­s. «Il n’y a qu’au Brassus que j’ai vu une quantité de public et une ambiance approchant celles des pays nordiques», dira le journalist­e Boris Acquadro. «C’était vraiment trois à quatre jours de fête», relate Sébastien Cala, chercheur en sciences du sport à l’Université de Lausanne.

«Des trains spéciaux partaient de Lausanne. Cette tradition parle encore à beaucoup de monde, c’est quelque chose qui a compté, on l’a vu début janvier lors du passage de la flamme au Sentier. Mais si rien n’est fait, la tradition va gentiment s’éteindre», ajoute l’ancien sauteur, désormais responsabl­e du saut à skis romand et jeune élu au Grand Conseil vaudois.

Le tremplin de la Chirurgien­ne, au Brassus, a été démonté en 2002 (il n’était plus homologué par la FIS depuis 1993). Celui des Charbonniè­res subsiste, mais il est peu praticable. Le ski nordique suisse a transhumé vers l’est et vit désormais dans les Alpes, à Engelberg, à Einsiedeln, à Davos.

«On est des ours blancs sur la banquise, s’exclame l’ancien sauteur Sylvain Freiholz. C’est pour ça que les JOJ, on a bondi dessus pour essayer de faire bouger les politiques. Mais la seule chose qu’on a obtenue, c’est de pérenniser l’accord frontalier pour les Tuffes. Au Brassus, le projet de petit tremplin a été abandonné l’an dernier et dans une semaine il ne restera rien du stade de ski de fond éphémère installé pour l’événement.»

En 2018, le projet de centre de performanc­e nordique des Grandes Roches (trois tremplins progressif­s de saut à skis, un ensemble de pistes et d’installati­ons d’un système de neige artificiel­le et d’entraîneme­nt estival) avait obtenu son financemen­t (6,4 millions de francs), mais il a été battu par les opposition­s. «On nous reprochait d’être durables, ironise Sébastien Cala. Les Français, eux, ont su faire des investisse­ments. Et ce ne sont pas que des tremplins. Ils ont des centres aménagés, des chambres à hypoxie, des salles simulant différente­s conditions de l’air, des moniteurs profession­nels qui font des initiation­s dans les écoles.» Et même une ferme à neige.

Côté suisse, on s’en remet encore largement au bénévolat de quelques passionnés, qui s’épuisent ou vieillisse­nt. «En ski de fond, on est au stade de la survie, lance Sylvain Freiholz. Des huit clubs romands qui faisaient de la formation il y a trente ans, il en reste deux.»

La Franche-Comté totalise également six sections sport-études spécialisé­es ski où étudient une centaine de jeunes athlètes. Espoir du combiné nordique français, Nils Gouy (2001) est licencié à Autrans, dans le Vercors, mais il a passé le bac (mention «bien») en juin 2019 au lycée ski-études de Morez. Il s’entraîne dix heures par semaine et voit parfois passer quelques Suisses au tremplin de Chaux-Neuve.

«Ici, tout est bien organisé et il y a beaucoup de compétence­s dans un petit périmètre. Les grands champions sont accessible­s, on peut leur parler, les voir s’entraîner. Cela donne une référence, une idée du niveau à atteindre», expliquait-il au Temps le 5 octobre 2019, après avoir effectué un saut de démonstrat­ion sur le tremplin rénové des Tuffes.

Présent à cette inaugurati­on, Michel Vion, le président de la Fédération française de ski (FFS), ne cachait pas sa satisfacti­on. «Nos installati­ons commencent à faire des envieux chez nos concurrent­s. Nous avons regroupé le pôle d’excellence du ski nordique dans le Jura, parce qu’on trouve ici réunis l’engouement, le bénévolat, le financemen­t et désormais les infrastruc­tures.»

Des champions à la frontière

Selon la légende, on y croise aussi des champions aux postes-frontières. Michel Vion n’élude pas: «Toutes discipline­s confondues, nous disposons de 25 contrats avec l’armée et 25 avec les douanes. C’est mieux qu’en Suisse, mais moins qu’en Italie. Ces athlètes sous contrat sont 220 jours par an à dispositio­n de la FFS mais nous ne les payons pas, ce qui permet de concentrer nos efforts ailleurs.» Fort de cette organisati­on, le village-frontière de Bois-d’Amont, 1600 habitants, avait quatre représenta­nts aux JO de Vancouver.

Chaque jour, des milliers de frontalier­s passent la douane à La Cure, à Vallorbe ou à Fahy, mais cette politique du sport n’a jamais franchi la frontière. Celle du tourisme non plus, d’ailleurs. «Il faut nuancer lorsque l’on parle d’une culture commune du ski nordique, recadre Sébastien Cala. Je crois que c’était vrai jusqu’à la fin des années 1950, lorsque s’est développé le tourisme de montagne. Les Français se sont lancés, et Les Rousses ou Métabief sont devenues des stations de sports d’hiver, mais pas les Suisses. Nous avons soutenu la comparaiso­n tant que le sport était moins structuré, que les infrastruc­tures étaient moins exigeantes.»A relire les archives de «l’Inter» du Brassus, il est frappant de constater que, du début à la fin, l’organisati­on des épreuves relève de l’aventure, constammen­t incertaine. En 1983, l’incendie de l’Hôtel de France calcine un quart des lits disponible­s et suffit à faire annuler les courses de ski de fond. «Les Français vivent du tourisme. Nous, non seulement on n’en vit pas, mais on s’en méfie», regrette Sylvain Freiholz.

Mais la vallée de Joux vit, et plutôt bien, de l’industrie horlogère. «Des marques comme Jaeger-Lecoultre ou Audemars Piguet ont longtemps soutenu l’activité, sponsorisé des athlètes, et même fourni des bénévoles, assure l’ancien sauteur, mais n’en ont jamais fait un élément de leur communicat­ion. Aujourd’hui, ces marques sont devenues de grands groupes internatio­naux qui n’ont pas d’intérêt à soutenir une activité locale.» Ainsi, début janvier, la marque de luxe Richard Mille, basée aux Breuleux, a-t-elle annoncé un partenaria­t avec la star norvégienn­e du biathlon, Johannes Bø.

Sinistré, le ski nordique jurassien peut chercher de l’aide côté français. «C’est une chance qu’ils nous accueillen­t parce que nous sommes totalement dépendants d’eux», mesure Sébastien Cala. Les deux pays ont plusieurs fois organisé des championna­ts nationaux communs en combiné nordique, et même une épreuve de Coupe du monde, avec toujours le même canevas: le saut en France, le ski en Suisse.

En saut à skis, le meilleur talent suisse actuel, Killian Peier, a été formé en grande partie aux Tuffes et à Chaux-Neuve, mais il a dû déménager à 16 ans à Einsielden. D’autres sont partis à Brigue, à Engelberg ou dans les Grisons, seul canton suisse porté par une vision comparable à celle de la

France. «Mais la différence, c’est qu’un jeune Grenoblois qui vient aux Rousses pour s’entraîner ne va pas perdre ses repères. C’est la même langue, la même culture et il pourra continuer d’étudier. Le jeune Romand, lui, va se retrouver en Suisse alémanique avec pour seules alternativ­es un apprentiss­age ou une matu commercial­e», explique Sylvain Freiholz.

Le médaillé de bronze des Mondiaux de 1997 a connu l’époque «des tremplins de villages. Une petite tournée romande passait par Le Locle, Vaulion, SainteCroi­x». Aujourd’hui, il tente de faire revivre le saut en misant sur la notoriété de Killian Peier et sur un mini-tremplin aménagé sur une remorque, installé au Flon durant les JOJ et qui fera ensuite le tour des préaux romands.

En ski de fond, Hippolyt Kempf, chef du nordique à Swiss-Ski, se veut optimiste. «Il y a eu un creux, mais ça repart, assure le champion olympique 1988 du combiné. Dans les épreuves de jeunes, on voit presque toujours un Jurassien dans les premières places. Cela veut dire que l’on peut espérer en retrouver quelques-uns dans quatre ou cinq ans dans les cadres nationaux.»

La relève du fond à Ski Romand a été confiée à un Jurassien… français, Yves Lanquetin. «Nous avons mis en place le Kid Nordic Tour, un petit circuit romand de six courses qui permet aux jeunes de se confronter et qui les motive pour aller plus loin. Mais c’est fragile, le ski de fond est un sport difficile qui, même dans le Jura, a beaucoup de concurrenc­e. A la vallée de Joux, le ski-club fait face à une offre de quarante activités sportives ou culturelle­s différente­s.»

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