«Les Sables de l’empereur», grand oeuvre du Mozambicain Mia Couto
A partir de la guerre entre le Portugal et l’empereur Ngungunyane, vers 1895, l’écrivain construit un plaidoyer pour une nation où chacun trouverait sa place
◗ A la fin du XIXe siècle, Ngungunyane (Gungunhane pour les Portugais), dit «le lion de Gaza», régnait sur un vaste empire qui occupait le sud du Mozambique actuel. Il l’avait hérité de son père, Muzila, et ne cessait de l’agrandir par des guerres, des alliances et des trahisons. Il était le principal adversaire des Portugais, qui peinaient à établir leur domination sur des territoires trop vastes. Depuis que les puissances européennes s’étaient partagé l’Afrique à la conférence de Berlin en 1885, ses voisins britanniques sommaient le petit pays de démontrer qu’il occupait effectivement ses colonies en Angola et au Mozambique.
En métropole, le lourd tribut des conflits outre-mer commençait à mécontenter l’opinion. Aussi, quand le gouverneur Mouzinho de Albuquerque, par un coup de chance, a réussi à capturer un Ngungunyane déjà sur le déclin, le Portugal a exploité cette victoire en magnifiant l’empereur déchu.
Par la suite, il deviendra aussi au Mozambique un héros de la lutte contre la colonisation. Ngungunyane est au centre de la trilogie de Mia Couto, Les Sables de l’empereur, mais c’est une figure largement absente. Autour d’elle s’articulent de nombreuses «petites histoires» qui font la beauté et l’intérêt de cette épopée.
RÉALISME ONIRIQUE
Mia Couto est né au Mozambique en 1955, de parents portugais qui avaient fui la dictature de Salazar. Il avait 20 ans à l’indépendance. Il a lutté aux côtés du Frelimo (Front pour l’indépendance du Mozambique) pendant la guerre civile qui a suivi. Journaliste et biologiste, il s’engage aujourd’hui pour la défense de l’environnement. Mais il est surtout connu pour son oeuvre littéraire. Depuis Terre somnambule (Albin Michel, 1992), il développe un réalisme onirique qui allie mythologie africaine, lyrisme, critique sociale et politique dans des romans, des contes, de la poésie, du théâtre. Les questions identitaires y tiennent une bonne place, elles sont aussi au coeur de cette trilogie où les questions de couleur, de race, de culture, de genre et de pouvoir sont envisagées à nouveaux frais.
Les Sables de l’empereur est sa première incursion dans le roman historique, et il traite ce genre à sa manière poétique, sous-tendue cette fois par une documentation rigoureuse. Cette épopée a été publiée en trois épisodes, en 2015, 2016 et 2017, avant d’être réunie en un gros volume. C’est cette version qui sort en français, mais peut-être vaut-il mieux espacer la lecture des trois épisodes, pour éviter l’essoufflement.
«Nous, les Noirs, avons affaire aux morts. Les Blancs ont affaire à la mort»
Femmes de cendres, le premier, célèbre la terre. Il se déroule en 1895 dans un village de l’intérieur, Nkokolani, à la frontière de l’empire de Gaza. La narration alterne entre une toute jeune Africaine, Imani, et un officier portugais, Germano de Melo. Auprès d’un prêtre, Imani a appris à parler, à lire et à écrire la langue du colonisateur. Elle porte des chaussures, ce qui la coupe de la terre, de ses origines. Son nom signifie «Qui est là?». Personne! Un de ses frères s’est engagé dans les troupes de Ngungunyane, il y laissera la vie. L’autre, un peu demeuré, est l’homme à tout faire des Portugais.
Imani est une figure du déchirement. Le sergent Germano, lui aussi, assume mal une identité vacillante. Arrêté pour son engagement républicain, il a vu sa peine de mort muée en exil aux colonies. Isolé dans un contexte opaque, chargé de défendre la frontière contre Ngungunyane, il attend un contingent de soldats angolais qui n’arrivera jamais.
A travers les longues lettres trop intimes adressées à son supérieur, on voit Germano abandonner ses préjugés contre les Cafres et prendre conscience de leur humanité commune, Blancs et Noirs. Il mesure aussi les exactions commises par les Portugais et leur maladresse. Imani lui sert d’interprète. Entre eux se noue lentement une relation condamnée par avance. Ce premier épisode est peut-être le plus beau, le plus chargé de poésie et d’étrangeté, dans un rapport circulaire au temps.
MISSIONNAIRE SUISSE
La guerre éclate. Nkokolani est détruit. Imani, Germano, blessé aux mains, et Bianca, une Italienne tenancière de bordel, s’enfuient par le fleuve. Dans le deuxième tome, L’Epée et la Sagaie, ils sont d’abord accueillis par le prêtre qui a instruit Imani, un métis d’Indien de Goa. Ce religieux entretient une relation étrange avec Bibliana, une puissante guérisseuse qu’il appelle son «mari», au contact de laquelle il se transforme en femme.
Les fugitifs finissent par échouer chez Georges Liengme, un missionnaire suisse dont les Portugais se méfient à raison, car il est résolument du côté des Africains. L’épée du titre, ce sont les Blancs, la sagaie, les Noirs. Entre les deux mondes, Imani rêve qu’elle enfante des armes et se retrouve enceinte de Germano. C’est là aussi qu’apparaît Ngungunyane, pathétique et superbe comme un roi shakespearien.
TRAVERSÉE INFERNALE
Dans le troisième épisode, Le Buveur d’horizon, Ngungunyane est traîné à la capitale, Lourenço Marques (aujourd’hui Maputo), pour y être exhibé en trophée. Puis l’empereur déchu est embarqué pour Lisbonne, une traversée qui est un enfer pour tous, captifs et marins. Imani, emmenée comme interprète et délatrice, espère encore que son amoureux la rejoindra au Portugal et qu’ils y vivront heureux. Mais Germano est banni de son pays, c’est sa mère qui s’empare du bébé. Imani et les femmes de l’empereur sont envoyées en exil au Cap-Vert.
Ngungunyane meurt dans une île des Açores en 1906. En 1985, le Portugal rendra ses restes au président du nouvel Etat, Samora Machel, mais, tant d’années plus tard, peutêtre l’urne ne contenait-elle que du sable. Terre, fleuve, mer: le temps engloutit tout.
Avec cette trilogie somptueuse, Mia Couto a voulu rétablir une vérité historique faussée par la prétention à l’héroïsme des deux camps: «Le passé n’est qu’un prétexte, je parle du présent, nous sommes en train d’inventer un temps à nous, une nation où tous auront leur place.»