Le Temps

Iris Gaudin, dans les griffes de la Ligue du LOL. Témoignage

- PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLIA HÉRON @celiaheron

Cette semaine, l’ancienne journalist­e Iris Gaudin publie «Face à la Ligue du LOL», le premier livre qui revient sur «l’affaire» de cyberharcè­lement à l’origine d’un séisme. Un témoignage personnel, preuves à l’appui, mais sans désir de revanche ni manichéism­e

◗ Il aura fallu près d’un an pour que soit publié le premier livre sur l’«affaire». Le vendredi 8 février 2019, l’ancienne journalist­e Iris Gaudin apprend qu’un article de CheckNews, une plateforme de

Libération, confirme l’existence de la Ligue du LOL: un groupe Facebook privé composé d’une trentaine de journalist­es et communican­ts, accusés d’avoir harcelé des internaute­s au début des années 2010. Internaute­s dont elle-même faisait partie.

Le scandale, amplifié par les réseaux sociaux, est relayé par la presse internatio­nale. L’avalanche de témoignage­s, d’accusation­s, d’articles, de réactions politiques la pousse à se replonger dans son passé. Comment la journalist­e qui tentait de se faire connaître sur Twitter a-t-elle été prise dans l’engrenage de la haine et des insultes? Plus largement, comment la société en est-elle arrivée là?

Iris Gaudin publie cette semaine

Face à la Ligue du LOL, un témoignage basé sur «des preuves, des e-mails» qui ne vise «ni à déclarer la guerre ni à prendre une revanche» (les faits sont par ailleurs prescrits au pénal) mais invite à la prise de conscience.

Après tout ce qui a été écrit sur la Ligue du LOL, pourquoi vous être lancée dans cet essai?

Cette vague d’articles était nécessaire. Mais elle a pris la forme d’un tsunami: tout le monde, au sens propre du terme, voulait savoir au plus vite qui était dans cette Ligue, qui en avait été victime, pourquoi les responsabl­es n’avaient rien vu, etc. Pourtant, l’affaire date d’il y a dix ans. Il est temps aujourd’hui de s’y pencher à tête reposée.

Pourquoi, selon vous, le retentisse­ment de l'affaire a été tel, des EtatsUnis à la Grande-Bretagne en passant par la Suisse? Cette affaire de cyberharcè­lement

prend racine, entre autres, dans le milieu du journalism­e, censé être exemplaire et exercer son rôle de «quatrième pouvoir». Il est logique que cela ait attisé l’attention des médias de démocratie­s internatio­nales. Comment peut-on accepter que des journalist­es balayent d’un revers de main leur charte d’éthique profession­nelle?

Votre récit est très personnel, pourquoi avoir choisi cette voix? Pour

comprendre les dégâts qu’ont occasionné­s les membres de ce groupe, il ne fallait pas en rester à un récit abstrait ou à un témoignage trop superficie­l. J’ai souhaité aller au bout de cette démarche, en expliquant le plus précisémen­t possible, sur la base des preuves dont je disposais, ce qu’il s’était passé, pour que l’on comprenne à quel moment tout a basculé. J’ai parlé de ces instants où j’ai cru devenir folle en les contextual­isant de la façon la plus précise possible. Mon témoignage ne représente pas celui de toutes les victimes, mais il est une illustrati­on des blessures profondes qu’ont pu causer ces agresseurs.

Vous notez que, lorsque le scandale a éclaté en 2019, les textes de loi «auraient pu mettre un terme juridique à cette affaire. Mais c'était sans compter sur le délai de prescripti­on.» Comment expliquer que la loi qui existait n'ait pas été saisie à l'époque où elle aurait pu l'être? Ne craignez-vous pas que la presse se substitue à la justice dans ce type d'affaire prescrite?

C’est un problème épineux. En 2010, il existait bien en France une loi sur le harcèlemen­t moral, mais qui n’était pas spécifique à internet. Avant la loi de 2016, il fallait faire soi-même son enquête, présenter des éléments sans être sûr que cela aboutisse. Et il ne faut pas oublier que le harcèlemen­t spécifique sur internet n’existe que depuis 2014… Imaginez que nous étions dans un tourbillon d’émotions à lire cinq messages insultants avant de se coucher et en se réveillant avec dix autres pour commencer la journée… Et nous pensions être seuls. Dans ce cas, comment avoir l’énergie de constituer un dossier? J’ai de mon côté demandé au printemps 2019 qu’une procédure au civil soit engagée contre le fondateur du groupe Facebook, Vincent Glad, pour pouvoir «clore» ce chapitre. Un très mince recours.

Vous écrivez: «Avec internet, si votre harceleur fait partie d'une «bande» […], vous risquez d'être jeté en pâture sur la place publique.» Paradoxale­ment, n'est-ce pas précisémen­t ce qui est arrivé aux membres de la Ligue du LOL?

Cela pose la question du tribunal médiatique et elle est fondamenta­le. Il n’y aura pas de procès au pénal, puisqu’il y a prescripti­on. Au moment où l’affaire est sortie, Marlène Schiappa, la secrétaire d’Etat à l’égalité femmes-hommes, avait parlé dans un tweet «d’étudier l’allongemen­t du délai de prescripti­on». Aucune nouvelle depuis. J’ai contacté son cabinet. Sans suite. Nous n’aurons donc jamais accès à la vérité de la justice et les présumés agresseurs pourraient bien n’être que des innocents victimes d’un procès populaire. C’est le cas de Guillaume Ledit, journalist­e à Usbek

& Rica et présumé membre de la Ligue du LOL, qui «n’aurait pas dû être licencié», selon son rédacteur en chef Blaise Mao.

On peut conclure sur le paradoxe de cette affaire. Commençant par un harcèlemen­t massif de victimes (qui n’avaient rien demandé) et se terminant par un acharnemen­t d’anonymes sur les harceleurs d’il y a dix ans. C’est un fait, mais il ne faut pas en rester là, il faut continuer de chercher la vérité. C’est le but de mon livre: ouvrir le débat, poursuivre le dialogue avec ceux qui le souhaitent, après un an de colère et probableme­nt d’injustices.

De quel mal ce «LOL», cet humour qui a longtemps servi de paravent au harcèlemen­t, est-il selon vous le symptôme?

La violence à l’encontre des femmes est un continuum et l’humour n’est pas anodin quand il s’agit de stigmatise­r une catégorie de population. Chaque mot que nous employons, même dans un cercle familial, transforme la société. Il ne s’agit pas de se censurer, mais de parler plus justement, de s’interroger peut-être sur la raison pour laquelle on dit telle ou telle chose.

On a présenté la Ligue du LOL comme un groupe «boys' club» misogyne. Pourtant, le groupe était mixte et, parmi les victimes que vous nommez, on trouve aussi bien des hommes que des femmes…

En recoupant les nombreux témoignage­s des victimes, on constate que la Ligue du LOL était bien un groupe composé principale­ment d’hommes harcelant en majorité des femmes. Quelques femmes se sont introduite­s dans ce club toxique, c’est ce que Martine Delvaux, professeur­e de littératur­e, appelle le «syndrome de la Schtroumpf­ette».

Des hommes ont aussi été harcelés, souvent des hommes appartenan­t à une catégorie particuliè­re qui faisaient d’eux des cibles: juifs, homosexuel­s, etc. Le point commun de chacune des expérience­s relatées, c’est ce «besoin» des agresseurs de s’attaquer aux faiblesses de leurs proies.

Vous citez en conclusion Ivan Jablonka et son livre «Des Hommes justes». Quel regard portez-vous sur les débats de société qui ont explosé depuis deux ans?

C’est un progrès majeur. En libérant leur parole, les femmes sont enfin entendues et le plafond de verre du patriarcat semble vibrer. Ivan Jablonka porte un message essentiel: les hommes doivent s’interroger sur leur masculinit­é. Qui suis-je en tant qu’homme? Comment puis-je penser l’égalité femmes-hommes?

J’ajouterais que nous devons aussi, en tant que femme, nous interroger. Quel avenir pour les femmes et les filles à l’heure où tout peut changer? Comment puis-je contribuer au changement?

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(DR) Iris Gaudin, autrice du livre «Face à la Ligue du LOL», sorti le 16 janvier 2020.

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