Le Temps

En 1995, un meurtre mystérieux à Genève

Vingt-trois ans après la découverte du corps criblé de balles d’un attaché de la mission égyptienne auprès des Nations unies, l’empreinte d’un pouce et les profils ADN ont mené les enquêteurs fédéraux sur la piste étrange d’un certain Momo

- FATI MANSOUR @fatimansou­r

Il y a 24 ans, un diplomate égyptien était abattu dans le sous-sol de son immeuble. Faute de résultats, l’enquête avait été suspendue en 2009

■ Grâce à de nouvelles informatio­ns, elle a été rouverte en janvier 2018. Elle révèle des éléments surprenant­s

Envoyer un agent infiltré partager une cellule afin de tirer les vers du nez de son codétenu, ce n’est pas uniquement une spécialité genevoise. Le Ministère public de la Confédérat­ion (MPC) a procédé de la même manière pour tenter d’élucider la mort brutale, ancienne et mystérieus­e d’un diplomate égyptien, abattu de six balles alors qu’il venait de parquer son véhicule au sous-sol de son immeuble de l’avenue du Bouchet (GE).

Après avoir piétiné durant près d’un quart de siècle, les investigat­ions, relancées par les progrès scientifiq­ues en matière d’analyse de traces, ont mené à une piste étonnante, loin du spectre des services secrets ou des islamistes. Celle de Momo – c’est son surnom –, délinquant chronique de très moyenne envergure, dont l’empreinte partielle du pouce ainsi que le profil ADN ont été retrouvés sur le silencieux artisanal laissé près du corps, et qui conteste tout lien avec ce crime. Voici son histoire à travers l’enquête (toujours en cours) et son opération secrète baptisée «Diplodocus».

Les frères Ramadan sur écoute

Tout commence le 13 novembre 1995 aux environs de 21h30. Le conseiller du bureau commercial de la Mission permanente de l’Egypte auprès des Nations unies, marié et père d’un bébé de 4 mois, est retrouvé criblé de balles. La munition, d’origine militaire, a été fabriquée à Thoune en 1988. L’arme, sans doute un pistolet semi-automatiqu­e de marque SIG, a disparu, mais un silencieux, bricolé avec de la mousse d’appuie-tête de voitures et du scotch, est retrouvé au sol. L’empreinte digitale présente sur cet étrange objet garde à l’époque ses secrets.

Une enquête pour meurtre (crime désormais prescrit), voire assassinat (prescrit en 2025), est ouverte contre inconnu par le MPC et s’étend tous azimuts. Les premières mesures de surveillan­ce téléphoniq­ue sont ordonnées. Le dossier révèle que, en décembre 1995, Tariq Ramadan ainsi que le Centre islamique de Genève, dirigé par son frère, Hani Ramadan, sont mis sur écoute durant plusieurs semaines. D’autres ressortiss­ants égyptiens, et notamment le clan du président Moubarak, font également l’objet de demande de renseignem­ents, suscitant la mauvaise humeur de leurs avocats. Faute de résultats probants (l’empreinte et les quatre profils ADN mis en évidence ne donnent rien), la procédure pénale est suspendue provisoire­ment en 2009.

Quatre ADN et une empreinte

Cette affaire classée sort de sa torpeur le 25 janvier 2018. Un nouvel algorithme de la base de données AFIS, avec son système automatisé de recherche, établit une correspond­ance. L’empreinte digitale retrouvée sur le silencieux désigne Momo. Né en 1969, il est surtout connu pour des cambriolag­es, des vols de voitures, des escroqueri­es à l’assurance, des infraction­s sur le séjour (avec expulsion vers Abidjan, sa ville natale), ou encore du recel d’or. Un casier long comme le bras mais rien de violent, hormis une correction donnée lors d’un accrochage qui l’avait mis de fort mauvaise humeur sur une route italienne. Il faut dire que le suspect, qui fait beaucoup de sport et brille parfois comme agent de sécurité, est un grand costaud. L’expert psychiatre relèvera d’ailleurs «une musculatur­e encore effectivem­ent impression­nante».

L’enquête est relancée. Une analyse, confiée au professeur Christophe Champod (lauréat de la prestigieu­se médaille Douglas M. Lucas 2020, décernée par l’Académie américaine des sciences forensique­s), confirme, dans les limites des tolérances admises, une concordanc­e entre l’empreinte et le pouce gauche de Momo. Deux autres expertises du Centre universita­ire romand de médecine légale (CURML) établissen­t un rapport de vraisembla­nce à 1 milliard qu’un des quatre ADN prélevés sur le silencieux est bien celui du suspect.

Jeux de rôle en cellule

Momo, qui vit et travaille entre Genève et la France voisine (il a obtenu un passeport italien après son premier mariage), est placé sur écoute. Aucune allusion n’est faite à l’homicide. Les enquêteurs décident alors, avec l’aval du tribunal compétent, de recourir à un infiltré. Momo est interpellé le 30 octobre 2018 à son atelier de Vernier et mis en prévention. «Je suis abasourdi. Je ne connais pas cette personne. Je n’ai rien à voir avec tout cela. Ce nom ne me dit rien. Je ne connais aucun diplomate», déclare-t-il. Il ajoute: «Je conteste avoir tué quelqu’un bien sûr, mais je conteste également avoir fabriqué un silencieux et même avoir pu manipuler ce genre d’objet qui ne me dit absolument rien.»

Placé en détention provisoire à la prison centrale, à Fribourg, Momo y est attendu par l’agent infiltré qui passe une semaine dans la même cellule, lui fournit un téléphone portable (écouté), maintient le contact après sa sortie en lui écrivant et tente sans succès de se rapprocher de la famille. «Les premiers jours, mon client était entendu la journée officielle­ment et la nuit secrètemen­t. Vingt-quatre heures sur 24. Nous sommes très loin du procès équitable», se désole aujourd’hui Me Philippe Girod. Une fois informé de ces mesures, l’avocat protestera de cette intrusion disproport­ionnée sans toutefois recourir, de crainte de rallonger la procédure.

En prison, Ahmed – de son alias de mission – discute de l’affaire avec Momo, lequel répète qu’il n’a tué personne. Les deux font des jeux de rôle par rapport à leurs cas respectifs en se posant mutuelleme­nt des questions. Momo évoque diverses versions pour tenter d’expliquer la présence de son empreinte sur le silencieux. La phrase la plus incriminan­te (les propos sont rapportés et non pas enregistré­s) retenue par le rapport de la police judiciaire fédérale est: «Moi, je suis clean. Mais pas de souci, si je prends 5 ans, je suis content. Ça ne me dérange pas.» Autant dire, peu de chose.

L’opération Diplodocus va attirer deux autres personnes dans ses filets. Momo est un tombeur. L’ADN de trois de ses conquêtes de l’époque est donc prélevé afin de les comparer avec l’échantillo­n féminin retrouvé sur la scène de crime. Marie (appelons-la ainsi), 20 ans à l’époque des faits, désormais tranquille mère de famille et esthéticie­nne établie à Genève, voit son profil identifié sur la mousse et sur la partie collante du scotch. Cela lui vaut une mise en prévention pour coactivité d’homicide et un séjour derrière les barreaux.

Au cours de ses interrogat­oires, Marie explique ne pas se souvenir de cet objet et ne comprend pas comment son ADN a pu atterrir dessus. Mise en liberté provisoire après cinq semaines, ses appels sont enregistré­s. Elle évoque un cauchemar: «T’as tes traces là. T’as tes traces à côté d’un mort, non mais c’est la catastroph­e.» Pour son avocat, Me Romanos Skandamis, «cette situation est regrettabl­e et ne repose sur rien de solide». Dans un rapport intermédia­ire de décembre 2019, la police émet l’hypothèse que cet ADN a été transféré lors de la fabricatio­n du silencieux à laquelle Marie aurait participé sans forcément savoir de quoi il retournait.

Les échanges de l’été 2018 entre Momo et une ex-copine furieuse (elle dit savoir qu’il a tué quelqu’un et le tenir de son propre frère) provoquent aussi l’audition en qualité de prévenu du cadet en question. «Je n’ai jamais dit ça. Je n’ai jamais parlé de mort avec elle.» Laissé libre, le frère est surveillé de très près à l’aide de micros placés dans son appartemen­t et dans sa voiture, de caméras devant l’immeuble et d’un système sophistiqu­é de décryptage de messages. Sans résultat. Choqué par tout ce dispositif, «alors que le reproche porte sur une éventuelle conversati­on avec une personne dont on peut en outre douter de l’équilibre psychique», son défenseur, Me Yann Arnold, saisit le Tribunal pénal fédéral pour faire reconnaîtr­e l’illicéité de telles mesures. «Je n’ai pas encore de réponse», précise l’avocat.

Un profil contrasté

Le profil de Momo, avec son caractère autoritair­e, ses infidélité­s, sa brutalité lors de disputes avec ses compagnes, ou encore sa colère passée sur le chat, occupe beaucoup de place dans la procédure. Mais l’homme est aussi décrit, notamment par son épouse actuelle, comme «un gros nounours» et un gentil. Aucun de ses amis de jeunesse – il est arrivé en Suisse à l’âge de 15 ans – n’arrive à l’imaginer en maléfique tueur d’un soir.

Pour réaliser l’expertise psychiatri­que, le choix du MPC se porte sur le Dr Philippe Vuille. Ce n’est peut-être pas un hasard, sachant que ce spécialist­e, réputé sévère, est sans doute le seul à avoir posé un diagnostic d’incurabili­té à vie. C’était dans l’affaire Marie, du nom de la jeune fille assassinée par un récidivist­e vaudois.

Dans ce dossier, il se montre beaucoup plus prudent et rappelle les difficulté­s inhérentes à l’exercice lorsqu’un prévenu conteste les faits. Momo est certes dépeint comme un esprit habile, manipulate­ur, sans empathie, peu tolérant à la frustratio­n et doté d’un faible sens moral. Mais même en cas de culpabilit­é pour l’homicide, le psychiatre estime que le désormais quinquagén­aire ne devra pas être considéré comme quelqu’un de particuliè­rement dangereux, l’acte étant resté visiblemen­t isolé.

Un regard scientifiq­ue attendu

A quand la fin de l’instructio­n? Le MPC dit ne «pas être en mesure de donner un cadre temporel précis quant à l’issue de l’enquête». Et pour cause. Le procureur Marco Renna a encore fort à faire pour trouver du sens à ce crime. Une déconvenue est déjà venue du Caire, où la veuve du diplomate n’a pas souhaité être entendue, ni se porter partie plaignante.

Quant à l’expertise «de mise en contexte», dont le Tribunal fédéral souligne en octobre dernier «qu’elle ne saurait tarder eu égard au principe de célérité qui prévaut particuliè­rement lorsque le prévenu est en détention», celle-ci peine à démarrer. La spécialist­e, désignée par le MPC pour interpréte­r les traces, s’est révélée être l’épouse du célèbre criminalis­te vaudois intervenu dans cette affaire et s’est récusée. Le 20 décembre 2019, le parquet écrit «rechercher activement» un nouvel expert à l’étranger.

De ce développem­ent, Me Girod – convaincu que Momo devra être innocenté – attend beaucoup: «Les aspects scientifiq­ues ont été négligés et ont besoin d’être précisés. Leur portée doit être mieux comprise.» Car, comme disait récemment le même professeur Champod dans nos colonnes, monter des dossiers sur la seule force des traces est une faiblesse: «On ne condamne pas un boulanger sur le simple fait que de la farine a été retrouvée dans ses poches.»

«Je conteste avoir tué quelqu’un bien sûr, mais je conteste également avoir fabriqué un silencieux» MOMO

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(GILLES LEPORE POUR LE TEMPS)

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